De sa main rugueuse, Sabiha extrait une poignée pâteuse d'un bloc rougeâtre déposé à ses pieds. La matière retrouve rapidement dans ses mains nues une première forme, avant de se fondre dans un ensemble toujours embryonnaire, qu'elle façonne depuis des heures.
Sur une étagère, une série de vases à anse, poncés, attendent la cuisson. Si tout se passe bien, la dernière pièce acquerra au bout de quelques jours sa forme définitive. Celle d'une poupée, d'un cheval ou d'un ustensile ancestral. Bientôt, la poterie quittera cet atelier de fortune de 15 mètres carrés, perdu au milieu de la campagne tunisienne. Bientôt, elle ira décorer les salons de quelques collectionneurs ou de simples amateurs d'art berbère plurimillénaire.
«Je fais des poupées, des figurines d'animaux, des vases, et bien d'autres choses encore que je ne sais nommer», avoue Sabiha. Les mots se sont perdus dans les couloirs du temps. Seules les mains restent dépositaires du secret des aïeules, transmis de mère en fille, depuis des millénaires.
«Mon histoire avec l'argile a commencé quand j'ai ouvert les yeux sur des poteries à vocation fonctionnelle, fabriquées par mère, ici à Sejnane [localité du Nord-Ouest tunisien, ndlr]. Elle faisait surtout des ustensiles de cuisine, vu qu'on n'avait pas les moyens de nous procurer ce qui était sur le marché. Dès l'âge de 12 ans, je me suis rendu compte que je pouvais faire la même chose, et même d'excellentes choses. Les gens autour de moi ont commencé à s'y intéresser et venaient en acheter. J'ai enchaîné depuis avec les expositions, à partir des années 1980, en Tunisie et à l'étranger et remporté des prix. Voilà comment c'était devenu ma source de revenus exclusive», se rappelle Sabiha Ayari, 56 ans.
La pâte est désormais suffisamment malaxée pour que la phase de modelage puisse commencer. Le produit est ensuite enduit «d'argile blanche», une solution de kaolin le plus souvent, et poncée avec des coquillages ramassés sur la côte. Des motifs berbères viendront ensuite décorer les parois des ustensiles ou les visages des statuettes. L'opération est exécutée soigneusement avec un pinceau rudimentaire préalablement trempé dans une sève végétale locale. La cuisson, enfin, se fait dans un âtre à ciel ouvert, à près de 800 °. Les pièces sont disposées entre deux couches de jalla, de la bouse de vaches séchée, avant d'en être extraites rapidement. Minutieux, l'ensemble du processus peut prendre jusqu'à deux semaines. Chaque étape est ponctuée d'un temps de repos, variable selon la température extérieure.
Si le processus a pu demeurer intact, au fil des siècles, c'est notamment grâce à l'Office national du tourisme tunisien (ONAT), revendique Jamel Riahi, délégué régional de cette institution placée sous la tutelle du ministère du Tourisme et de l'Artisanat. Créée au lendemain de l'indépendance, cette entreprise publique encadre le secteur et veille à sa préservation. Quitte à intervenir, parfois, pour le protéger de «lui-même».
«Vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, on a relevé le développement de certaines pratiques marginales qui menaçaient dangereusement l'authenticité de la technique. Par facilité ou par ignorance, certaines potières étaient tentées par l'usage de produits chimiques, comme l'encre de Chine ou même le vernis. Avec l'aide de quelques doyennes, l'Office est intervenu, par le biais d'actions d'encadrement, d'assistance et de formation, pour sensibiliser sur la nécessité d'utiliser exclusivement une matière première naturelle», témoigne le responsable régional, dans une déclaration à Sputnik.
Actuellement, la technique ancestrale est maîtrisée par plus de 400 femmes répertoriées à l'Office national de l'artisanat, renseigne Jamel Riahi. Un nombre auquel il convient d'ajouter quelques dizaines de femmes ne disposant pas encore de leur carte professionnelle, mais non moins opérationnelles. Toutefois,
«le rendement actuel des potières n'est pas suffisant pour les tirer de la précarité. Si bien que certaines s'en détournent parfois en cherchant du travail dans les usines», avoue-t-il.
Après une première inscription de ce savoir-faire au sein de l'inventaire du patrimoine culturel immatériel national en 2016, les Tunisiens ont procédé, en mars 2017, au dépôt du dossier de candidature de la poterie de Sejnane sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, l'organe des Nations unies chargé de l'éducation, la science et la culture. L'inscription fut retenue lors de la 13e session du comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, qui a eu lieu à Port-Louis en Île Maurice, du 26 novembre au 1er décembre dernier.
«L'histoire de l'élément remonte au néolithique et sa forme actuelle est le résultat d'un processus complexe d'échanges culturels entre les territoires et les praticiens, ce qui témoigne de la créativité infinie déployée au fil du temps…», justifiait, notamment, l'Unesco.
«Au-delà de la technique inédite, c'était aussi une consécration des symboles que renfermaient ces poteries qui a été à l'honneur par l'Unesco. Celle de la femme berbère et des différentes civilisations qui se sont succédé sur cette terre», précise à Sputnik Sami Mechergui, directeur de la Maison de culture de Sejnane et spécialiste des questions du patrimoine.
«Notre objectif maintenant, c'est d'assurer la relève, parce que ce serait vraiment dommage que ce savoir-faire disparaisse alors qu'il vient justement d'être consacré par l'Unesco», témoigne Sami Mechergui.
Un objectif… mais avant tout un devoir. Le texte de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, que la Tunisie a ratifiée, impose à chaque État partie de prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde du patrimoine culturel en question.
Sur le volet de la formation, Sami Mechergui a réaffirmé que les instances nationales, avec l'aide de la société civile, étaient déterminées à faire accéder un plus grand nombre de femmes à cette pratique ancestrale. Pour le délégué régional de l'ONAT, la labellisation internationale n'est qu'«une première étape» devant servir à préserver et développer la filière au niveau national, qui demeure le véritable enjeu.
«La question du développement durable a été déterminante pour l'acceptation du dossier à l'Unesco. Elle implique aussi, de la part de l'État tunisien, qu'il inscrive son action dans cette perspective, c'est-à-dire, la protection des potières au même titre que celle de la filière.»
Un cahier des charges décrivant tout le processus verra ainsi «bientôt» le jour pour participer de l'encadrement de la filière et de la protection de la technique. «Il pourra englober jusqu'aux emballages spécifiques pour les produits qui porteront le label». Des formules de regroupement des potières sont également envisagées, dans le cadre d'un véritable «complexe artisanal». Sans compter les formations «qui n'ont jamais été interrompues, mais qui dépendent de la disponibilité des apprenties», d'après Jamel Riahi.
«J'avais aussi des élèves que j'initiais à ce savoir-faire. Avant la Révolution, on m'en ramenait souvent les week-ends. Depuis, presque plus personne ne vient. Les gens ont peur pour leurs enfants», regrette la potière, qui opère désormais en binôme avec sa belle-sœur. Celle-ci a dû «mettre la main à la pâte» après le décès de son mari, le frère de Sabiha, dans un accident de voiture.
«Quand mon frère est décédé, en 2009, il lui a laissé quatre enfants. Maintenant, deux travaillent à l'armée, alors que les deux autres poursuivent leurs études. C'est la poterie qui les a nourris et en a fait des hommes. Moi qui n'ai jamais été mariée, je les considère comme mes propres enfants. Il y a eux, et puis il y a l'argile. Lui, c'est mon mari, mes enfants et mon ami.»
De l'inscription à l'Unesco, elle dit ne «pas attendre grand-chose». Le gouvernement percevra bien des fonds «européens» pour la protection et la promotion de ce savoir-faire, assure-t-elle, manifestement informée. Une allusion au titre V de la convention de l'Unesco, qui ouvre la voie à une coopération et assistance internationale en la matière. Amère, Sabiha ne se fait guère d'illusion sur les retombées concrètes de cette consécration.
«Cela me rappelle ces associations qui sont venues nous filmer et nous prendre en photo, pour mendier de l'argent en notre nom, aux organisations internationales. Pourtant, je participe bien, moi, à mon niveau, à l'économie locale. Si je n'avais pas ce savoir-faire, probablement que je grèverais le budget de l'État en demandant une allocation vieillesse. Or, ce n'est pas le cas. Qu'il neige ou qu'il pleuve, je travaille sans relâche dans cet atelier de fortune. Alors, si cette inscription pouvait servir à réparer mon atelier, là seulement je la bénirais.»
L'Office de l'artisanat ne partage pas cet alarmisme. «Nous sommes plutôt fiers d'avoir pu faire accéder, jusque-là, plusieurs de ces potières à des expositions nationales, avec prises en charge et stands à moitié prix, ou à des programmes d'échange dans le monde entier. De même qu'on les avait aidées à s'établir à leur propre compte à travers des fonds spécialement affectés à la promotion de leurs activités. Cela va continuer, grâce à la prise de conscience de tout le monde».
… Notamment de la population. Pour témoigner de leur reconnaissance à un savoir-faire féminin qui a auréolé la ville à l'international, des hommes de Sejnane ont fait don, récemment, d'un terrain de 3 hectares. Une parcelle destinée à accueillir le futur complexe artisanal de la ville aux poteries berbères.