Le sujet fait la Une dans les médias, sur les réseaux sociaux et alimente désormais les conversations dans les chaumières. Au Cameroun, le discours ethnique et le débat sur le tribalisme montent en puissance dans l'opinion et a été encore amplifiée avec l'élection présidentielle du 7 octobre 2018.
Autant de facteurs qui menacent l'unité nationale et font redouter l'éventualité de guerres tribales. Le Docteur Richard Makon, analyste politique camerounais, spécialiste du droit international des investissements, consultant en gouvernance, démocratie et leadership, chercheur en sciences sociales, analyse pour Sputnik le climat le regain du tribalisme au Cameroun.
Sputnik France: Qu'est-ce qui, d'après vous, peut expliquer la montée du discours tribal au Cameroun depuis l'élection présidentielle d'octobre 2018?
Richard Makon: «L'élection présidentielle du 7 octobre 2018, côté coulisses comme côté scène, aura été marquée entre autres par une résurgence du discours ethnique et un regain du tribalisme, comme jamais le Cameroun n'en avait connu. Responsables politiques parmi les plus insoupçonnés, partisans et sympathisants surchauffés comme citoyens lambda, presque personne, durant cet épisode électoral, n'a semblé en capacité d'échapper à cette hystérie collective qui s'est déportée jusqu'au Conseil Constitutionnel à la faveur du contentieux électoral.
Nombreux sont d'ailleurs ces Camerounais-là, observateurs attentifs de notre société, qui tirent depuis longtemps la sonnette d'alarme sur ces dérives qui fragilisent notre concorde républicaine, notre cohésion sociale et hypothèquent durablement notre vivre-ensemble. Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, souvent sous l'instigation ou l'instrumentalisation de l'élite, les attitudes de repli identitaire et les actes d'intolérance et de stigmatisation des "autres" se sont multipliés à un rythme effréné.
La seule permanence même du débat relatif au tribalisme ces vingt dernières années dans l'espace public (presse écrite, radio, télé, médias sociaux sur Internet), ici comme dans la diaspora, atteste à suffisance de cette crise identitaire qui a connu, avec la question de l'anglophonie identitaire, son tournant décisif et le plus dramatique. La dernière élection présidentielle a simplement participé à l'aggravation du phénomène et à étaler aux yeux du Cameroun, de l'Afrique et du monde entier, cette grave crise identitaire qui peut engendrer la déflagration du pays.»
Richard Makon: «Quasiment tous les Camerounais aujourd'hui, directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment, par action ou par abstention, instrumentalisent tant le fait tribal que le spectre tribal. Le premier acteur de cette instrumentalisation est l'État, d'une part à travers ses politiques d'exclusion, abusivement qualifiées de politiques d'inclusion, dont la plus illustre expression est "la politique d'équilibre régional", enrégimentée par les gouvernants pour justifier de toutes les formes d'abus et de discriminations tribales, ethniques, sociales et sociologiques, d'autre part à travers l'ordonnancement juridique par lequel ont été "juridicisés" des concepts d'autochtones et d'allogènes, qui s'inscrivent dans la même logique que le concept "d'ivoirité", qui a été à l'origine du drame ivoirien.
Le second acteur ou groupe d'acteurs est constitué des communautés ethniques, dont la plupart sont depuis des années inscrites dans une stratégie d'hégémonisme. L'objectif ici est de positionner l'ethnie autant que possible au cœur de l'échiquier national pour profiter des meilleures positions de représentation et bénéficier de la plus grosse part dans la redistribution des rentes issues du partage du "gâteau national".
Le troisième groupe d'acteurs est constitué des partis politiques et de la société civile, dont les formes de construction, de constitution, de structuration, de fonctionnement et de déploiement pour l'essentiel s'éloignent difficilement de la logique tribale et identitaire. Aussi, leurs stratégies, leurs mobilisations et leurs luttes sont généralement influencées, ou du moins inspirées, par des causes tribales et identitaires, limitant ainsi leurs capacités à rassembler au-delà de leurs sympathisants originels.
Sputnik France: à quels risques potentiels le pays s'expose-t-il?
Richard Makon: «Le Cameroun s'effondre progressivement sous les coups de boutoir du repli identitaire, du fascisme ethnique, du tribalisme aveugle, dissolvants de l'unité nationale. De tout temps, les sociétés humaines ont fait face à des situations de crise. Cependant pour les résoudre et les dépasser, ces sociétés ont toujours considéré que "l'ennemi est extérieur et les contradictions sont internes", car lorsque dans un corps politique, un ou plusieurs groupes sont désignés comme ennemis, ou lorsque des groupes ethniques se positionnent comme ennemis les uns des autres, ce n'est plus une simple crise pour le positionnement ou l'affirmation, c'est le début de la guerre civile!
Sputnik France: Quelle menace sur la cohésion nationale?
Richard Makon: «Il n'y a pas de cohésion nationale sans unité nationale, parce que l'unité nationale se concrétise à travers la cohésion nationale et la concorde républicaine.
L'unité nationale désigne l'état de cohésion atteint par l'ensemble des composantes humaines d'une société, c'est la situation d'une société dont les diverses entités vivent dans une paix optimale et en harmonie permanente. Puisque la nation désigne une communauté humaine ayant conscience d'être unie à travers une identité sociale, philosophique, historique et culturelle, l'expression "unité nationale" peut donc sembler redondante, dans la mesure où aucune nation ne peut s'envisager sans unité.
Cependant, le concept d'"unité" a pour fonction de mettre en exergue et de renforcer l'idée de cohésion, de concorde et d'harmonie, sans laquelle aucune nation ne peut exister, vivre ou survivre. Mais l'unité nationale suggère aussi une ambition philosophique, un projet politique, un idéal républicain et une espérance sociétale qui demeurent en tout temps et en tout lieu une quête inaboutie, contraignant toute communauté à une victoire précaire, parce qu'inachevée. Elle est donc un travail de tout temps, constituant un instrument politique primordial et la boussole par excellence d'orientation tant des politiques publiques que de l'action commune de la nation.
C'est un constat, l'unité du Cameroun s'effrite aujourd'hui sous les assauts du népotisme, du clientélisme, de la prévarication, de la corruption et des détournements de deniers publics, qui sont autant de cancers à la cohésion nationale et à la concorde républicaine. Mais parmi tous ces cancers, le tribalisme constitue la plus grave menace, non seulement à la cohésion du Cameroun, mais aussi à sa survivance d'une part comme entité territoriale et nationale unie politiquement, socialement et culturellement, d'autre part comme corps politique et historique intégré.
Le chantier le plus urgent, parce qu'à la fois conjoncturel et structurel, pour l'État du Cameroun, est la construction d'une véritable nation unie dans sa diversité. Cela passe impérativement par l'articulation, via l'ingénierie politique et institutionnelle, d'une meilleure cohabitation entre sphère ethno-régionale et sphère publique républicaine, en protégeant le droit à la différence comme socle de l'identité, à la fois «ipséité» et «altérité».