Après que Félix Tshisekedi a été proclamé vainqueur de la présidentielle du 30 décembre en République démocratique du Congo, l'opposant Martin Fayulu, qui revendique la victoire avec 61 % des suffrages, a contesté les résultats et a saisi la Cour constitutionnelle afin d'exiger le «recomptage des voix». De son côté, la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco) a fait savoir que les résultats annoncés par la Commission électorale nationale indépendante (Céni) ne correspondaient pas à leur décompte qui attribue la victoire à Martin Fayulu. Juste après l'annonce des résultats provisoires, Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, a déclaré que les résultats annoncés de la présidentielle au Congo ne semblaient «pas conformes aux résultats que l'on a pu constater ici ou là».
Quelle lecture faites-vous de la situation politique en République démocratique du Congo?
La crise postélectorale en République démocratique du Congo (RDC) s'inscrit comme une banalité dans le contexte africain actuel, marqué par une crise de légitimité de nombreux gouvernements et par la survivance de régimes autoritaires. En effet, depuis les années 60, période marquée par les premières vagues d'indépendances en Afrique, le continent n'a jamais réussi à constituer un hémisphère démocratique malgré le vent de démocratisation et des libertés qui a soufflé sur le continent de la fin des années 80 au milieu des années 90. Si le processus de démocratisation du continent peut aujourd'hui sembler contrasté, avec quelques dynamiques d'ouvertures intéressantes en Afrique de l'Ouest et du Sud, et des régimes plus fermés en Afrique Centrale et du Nord, l'autoritarisme semble d'une manière générale constituer l'ADN des systèmes politiques africains.
Dans cette dynamique, l'histoire politique et le processus de décolonisation propres à chaque pays constituent des déterminants essentiels dans toute tentative de compréhension de leurs situations particulières. C'est le cas de la RDC, dont la situation politique actuelle prend racines dans son histoire politique mouvementée, ses tentatives d'émancipation du joug colonial et de l'étreinte néocoloniale, le jeu trouble de ses élites partagées entre un nationalisme de pacotille et une extraversion clientéliste, les luttes d'influence des puissances étrangères (Belgique, France, États-Unis) et des états voisins (RCA, Rwanda, Burundi, Congo, Ouganda, Angola, etc.) auquel il convient d'ajouter l'Afrique du Sud, tous protagonistes primaires ou secondaires de toutes les crises politiques qu'a connu la RDC depuis sa pseudo indépendance, pour ne pas remonter encore plus avant.
Comment avez-vous perçu la victoire de Félix Tshisekedi?
Certains évoquent une entente entre Félix Tshisekedi et Joseph Kabila. Un accord a-t-il permis d'obtenir ce scénario?
Il est évident qu'un ensemble de données fondamentales de cette élection a contraint le Président sortant Joseph Kabila à revoir sa stratégie de départ qui était de toute évidence de s'assurer de la continuité du contrôle du pouvoir d'État en imposant comme successeur un homme de main. La première de ces données est le constat fait par Joseph Kabila, vers la fin de la campagne électorale, de la faiblesse affligeante de son candidat, Emmanuel Ramazani Shadary, qui sera trop resté embrigadé par la figure tutélaire de son bienfaiteur-protecteur et sans jamais réussir à rassurer les Congolais. La deuxième donnée a été la volonté ferme et déterminée des Congolais de changer d'ordre gouvernant, d'une part en portant à la présidence de la République un candidat issu de l'opposition, d'autre part en contrôlant leurs votes jusqu'au bout du processus électoral. La troisième donnée fondamentale est la pression sans cesse accrue de la communauté internationale, pour un processus électoral crédible, malgré le refus du régime Kabila d'admettre l'office des observateurs occidentaux. La quatrième est l'impératif essentiel pour le clan Kabila, premièrement d'échapper à d'éventuelles procédures judiciaires engagées par un nouveau pouvoir, deuxièmement d'assurer la protection de ses importants intérêts économiques, politiques et stratégiques qu'un changement non maitrisé de régime peut hypothéquer.
Pourquoi la France est-elle montée au créneau pour contester la victoire de Félix Tshisekedi? Y avait-il un candidat de la France?
L'Afrique centrale constitue aujourd'hui, plus que par le passé, un important enjeu pour la politique étrangère de la France qui est manifestement en perte d'influence dans cette partie du continent. Le regain d'intérêt des États-Unis pour cette sous-région et l'incursion de la Russie et de la Chine, dont l'influence est sans cesse grandissante, sont mal vécus par la France qui s'emploie autant que faire se peut à reprendre la main dans ce jeu d'influence. Et quoi de plus important pour la défense de ses intérêts politiques et économiques, et la conquête de nouvelles parts de marché pour les firmes françaises, que de contrôler les élites dirigeantes des états africains, toujours considérés comme des colonies de l'occident. Dans cette dynamique, Emmanuel Macron n'a fait qu'hériter de la «politique congolaise de la France» de ses illustres devanciers, en l'occurrence François Hollande, dont Jean-Yves Le Drian, actuel ministre de l'Europe et des Affaires étrangères et ministre de la Défense sous tout le quinquennat Hollande, est le meilleur exécutant.
Quels sont les enjeux de cette élection pour la France?
Les enjeux de cette élection présidentielle pour la France sont de plusieurs ordres, entre autres politiques, économiques, stratégiques et culturels.
Du point de vue politique, la France a toujours considéré la RDC comme une extension de son pré-carré, même lorsque ce dernier s'appelait encore le Congo-belge. La perte d'influence progressive du Royaume de Belgique au Congo s'est accompagnée de l'accroissement de celle de la France qui a toujours su user de sa magistrature d'influence, de manière directe ou indirecte, par exemple par l'entremise de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), pour exercer des pressions sur le régime congolais et tenter d'influencer le choix de ses dirigeants. C'est la raison pour laquelle son ministre des Affaires étrangères peut critiquer avec véhémence l'immixtion américaine dans les affaires intérieures de la France au sujet des revendications des «Gilets jaunes» et s'autoriser au même moment la liberté de s'ingérer dans les affaires intérieures du Congo en sanctionnant son processus électoral.
Du point de vue stratégique, la RDC est le cœur de l'Afrique centrale et celui qui la contrôle a de facto une capacité de projection et d'influence importante dans toutes les autres sous-régions du continent. Et dans un contexte de perte d'influence de la France dans cette partie de l'Afrique et la concurrence des États-Unis, de la Russie et de la Chine, Paris a tout intérêt à ce que l'exemple d'émancipation du Rwanda ne devienne contagieux.
Cette perspective stratégique doit évidemment être mise en lien avec la dimension culturelle, car la RDC est le pays francophone le plus peuplé au monde. Sa situation actuelle et son devenir ne peuvent que constituer, pour de bonnes raisons ou des raisons plus contestables, des préoccupations majeures pour la France.
Qu'en est-il de la position des autres grandes puissances? Notamment des États-Unis d'Amérique?
La communauté internationale scrute avec beaucoup d'attention l'évolution de la situation en RDC. La preuve: les réunions à huit-clos du Conseil de Sécurité sur la question à la demande de la France et de l'Union européenne. L'intérêt des grandes puissances, davantage celles ayant des intérêts en RDC, directement ou par l'entremise de leurs firmes, est évidement plus marqué. Parmi celles-ci, les États-Unis d'Amérique figurent en bonne place. Les intérêts américains en RDC sont importants et de divers ordres, les firmes américaines qui y officient sont très nombreuses. L'interventionnisme américain en RDC est presque une tradition et le déploiement des agences américaines de renseignement dans le pays est un secret de polichinelle.
Pour qui roulent l'Église et la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO)?
Il ne fait aucun doute que la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) roule pour l'opposition et davantage pour le camp Fayulu, dont l'un des ténors, Moïse Katumbi, n'a jamais caché ses excellents rapports avec l'épiscopat congolais. En effet, le régime Kabila n'est pas en odeur de sainteté avec la CENCO depuis plusieurs années déjà. Mais la situation s'est aggravée avec le refus de Joseph Kabila de quitter le pouvoir malgré la fin officielle de son mandat. La répression dans le sang par les forces de l'ordre d'une manifestation organisée le 31 décembre 2017 à Kinshasa et Kananga par les catholiques du comité laïc de coordination, dans le but de protester contre le maintien au pouvoir du Président Joseph Kabila et pour exiger l'application de l'accord de la Saint-Sylvestre signé en fin 2016 entre le chef de l'État et l'opposition, stipulant que des élections présidentielle et législatives devaient avoir lieu avant fin 2017, sera un tournant décisif dans cette opposition de l'épiscopat congolais.
À quoi pourrait-on s'attendre dans ce vent de contestation?
Les jours à venir sont très incertains en RDC. Toutefois, au vu du cours des évènements, Joseph Kabila semble durablement positionné comme le faiseur de roi.
En effet, le changement de stratégie de Joseph Kabila, consistant à positionner Félix Tshisekedi comme successeur, a satisfait de moitié seulement les attentes tant du peuple congolais et de la CENCO que des partenaires étrangers qui militaient quasiment tous pour une victoire de l'opposition. Ne pouvant opérer un passage en force en imposant son candidat, Joseph Kabila a cédé la victoire à l'opposition qu'il a lui-même choisie. Ce faisant, il a aussi mis la communauté internationale face à un véritable dilemme: soit accepter cette «vraie fausse transition politique» (la première de l'histoire de la RDC par voie électorale) en évitant une violente déflagration à même de déstructurer l'ordre institutionnel congolais difficilement stabilisé et de déstabiliser toute la sous-région Afrique Centrale en fragile accalmie, soit s'opposer à la victoire de Félix Tshisekedi et permettre par là-même occasion à Joseph Kabila de rester au pouvoir pour assurer la continuité des institutions et préparer un nouveau cycle électoral dans le contexte d'incertitudes et de violences qu'une telle décision occasionnera inéluctablement.
Quelle issue possible en RDC?
Dans les jours prochains des négociations vont rapidement s'engager avec Joseph Kabila, si ce n'est pas déjà le cas, pour d'une part rendre la pilule moins amère pour le camp Fayulu et la CENCO, d'autre part garantir la protection, sinon le renforcement, des intérêts des puissances étrangères qui observent actuellement pour la plupart un mutisme de prudence. Dans ce jeu d'intérêts complexes, le seul vrai perdant reste le peuple congolais, privé depuis plusieurs décennies de la liberté de choisir ses dirigeants et de décider de son avenir.