Somaliland, un État non reconnu... qui s'en passe très bien

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Coincé entre la Somalie, Djibouti et l'Éthiopie, le Somaliland a une histoire qui se confond avec celle de la guerre de l'Ogaden, mère de tous les vices qui frappent depuis 30 ans la Somalie. L'histoire de son indépendance inachevée est aussi celle d'une région compliquée, la Corne de l'Afrique. Analyse avec Emmanuel Dupuy, président de l'IPSE.

Premier anniversaire de l'investiture de Muse Bihi Abdi à la présidence du Somaliland. Le jeune «État» de la Corne de l'Afrique avait tenu, en novembre 2017, un scrutin plutôt crédible. Peu d'irrégularités en amont, peu de violences en aval. La victoire du candidat du parti au pouvoir est même rapidement reconnue par son rival de l'opposition. Le tenant du poste avait, quant à lui, choisi de son propre chef de ne pas se représenter à un nouveau mandat.

Depuis cette date, Muse Bihi Abdi doit, selon la Constitution, incarner «l'unité des citoyens», «maintenir la paix et la bonne conduite de l'administration de l'État». De façon plus précise, l'article 90, alinéa 4, lui confère le pouvoir de «nommer les ambassadeurs représentant la République du Somaliland dans les pays étrangers, les organisations régionales et internationales».
Aussi auguste qu'elle puisse paraître, il s'agit pourtant là d'une attribution sans objet. Le Somaliland ne dispose d'aucune représentation diplomatique digne de ce nom à l'étranger. Tout au plus, ce sont quelques bureaux de représentation, en Europe ou en Afrique, sans statut diplomatique au sens de la convention de Vienne de 1961. Et pour cause, le Somaliland n'est reconnu comme État par aucun autre pays au monde. Une situation inédite qui tient, d'après Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), à trois facteurs.

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En janvier 2014, alors qu'il était en visite de trois jours à Paris, le président somalilandais de l'époque, Ahmed Mohamed Silyano, se voyait délivrer le message suivant de la part de l'Élysée: «Vous recevoir, ce n'est pas reconnaître votre pays, car c'est d'abord aux pays africains de le faire. Mais nous sommes prêts à vous accompagner», relatait, à l'époque, le site de RFI.

Si les pays occidentaux ne semblent pas disposés à reconnaître unilatéralement le Somaliland, «le premier pas» africain qu'ils attendent risque de tarder. Une volonté des Africains de ne pas enfreindre le principe de l'intangibilité des frontières héritée de la colonisation, érigé depuis 1964 en véritable dogme de l'Organisation de l'Unité africaine (OUA) et de l'UA, qui lui a succédé en 2002? Pas tout à fait, puisque les frontières de l'actuel Somaliland correspondent bien, justement à celles héritées de la colonisation britannique en 1960.
Ce n'est que quelques jours après sa proclamation d'indépendance, et alors qu'une trentaine d'États venait de le reconnaître officiellement que le Somaliland choisit la voie de la fusion avec la Somalie italienne, pour former l'actuelle Somalie. Dès lors, pour Emmanuel Dupuy, une première raison à cette absence de reconnaissance continentale tient à «la volonté, largement partagée en Afrique, d'éviter d'ouvrir la boîte de Pandore».

«Devant les menaces de sécessions qui grondent en Afrique, l'UA veut jouer la préservation des frontières. Elle n'entend plus revenir sur ce dossier tranché depuis les années 1960. D'autant plus que le dernier précédent, celui du Soudan du Sud, présente un bilan mitigé. Cela n'incite pas à la création d'un nouvel État. Il n'est même pas sûr, non plus, que la création d'un État somalilandais puisse faire l'objet d'un consensus parmi les partenaires du Somaliland dans la région, puisque la stabilité de la région n'est pas acquise»

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S'étendant sur près de 2 millions de km², la Corne de l'Afrique a une partie de ses démons derrière elle. La situation géopolitique et sécuritaire de la région connaît une relative stabilité, depuis quelques années. La résolution du différend frontalier entre Djibouti et l'Érythrée semble désormais sur la bonne voie, le conflit historique entre l'Érythrée et l'Éthiopie a été réglé, quant à lui, pendant l'été 2018.

Un équilibre régional peu propice à la reconnaissance

Dans le sillage d'Addis-Abeba, la Somalie s'est également résolue à rétablir ses relations diplomatiques avec l'Érythrée. Asmara était depuis des années accusé de soutenir les Shebabs, qui ont participé de la déliquescence de la Somalie. Ce groupe terroriste a été l'une des émanations de l'Union des Tribunaux Islamiques (UTI), qui ont brièvement gouverné le pays avant qu'une intervention de l'armée éthiopienne ne les chasse du pouvoir en 2006. Quelques poches terroristes sont, depuis, la cible d'interventions ponctuelles, éthiopiennes et américaines. Pour Emmanuel Dupuy,

«la Corne de l'Afrique demeure tout de même un bourbier d'un point de vue sécuritaire, mais avec le nouveau Premier ministre réformateur de l'Éthiopie, Abiy Ahmed, qui a tendu la main à l'ennemi juré érythréen, la situation s'est relativement stabilisée. Dès lors, on imagine mal un acteur régional rompre cet équilibre à travers la reconnaissance d'un nouvel acteur étatique. Ce qui consacrera une amputation de la Somalie, et déplaira fortement à Mogadiscio».

… Et rappellera, sans doute, de douloureuses velléités historiques. Si la guerre civile somalienne trouve ses origines dans les velléités du Général somalien Barre de ressusciter «la Grande Somalie» en conquérant une partie de l'Éthiopie, le soutien apporté quelques années plus tard par celle-ci aux rebelles du Mouvement National Somalien (SNM) a préfiguré la proclamation unilatérale d'indépendance du Somaliland en 1991. Ce qui n'empêche aujourd'hui pas l'Éthiopie, entre autres, d'entretenir des relations directes avec le Somaliland.

«À l'instar de l'Éthiopie, un partenaire important qui en raison de son enclavement, fait transiter 5% de ses exportations par le Somaliland, avec un objectif d'atteindre les 30% bientôt. Cela étant dit, les choses pourraient changer et jouer en défaveur du Somaliland, avec le rétablissement des relations avec l'Érythrée. À la base, le choix du Somaliland était pour compenser l'état de guerre avec l'Érythrée, qui privait l'Éthiopie de tout accès à la mer», précise le président de l'IPSE.

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La position géographique du Somaliland lui confère d'emblée un intérêt stratégique de premier plan. Frontalier de la Somalie, de Djibouti et de l'Éthiopie, le Somaliland donne sur le corridor du golfe d'Eden. Une zone d'échange historique, séparant l'Afrique de l'Asie, reliant mer Rouge et mer d'Arabie, et par lequel transitent, rappelle Emmanuel Dupuy, près de 4 milliards de barils chaque année.

Entre l'institutionnel et l'économique, une reconnaissance chasse l'autre

Sur un autre plan, il s'agit d'une zone au cœur de la lutte antiterroriste et anti-piraterie. Enfin, son importance est accrue aujourd'hui, par la géopolitique de la région, devenue un terrain d'influence entre l'Iran et des pétromonarchies. Dans un récent rapport, «Les Émirats arabes unis en Corne de l'Afrique», l'ONG International Crisis Group ramène le rapprochement émirati des autorités somalilandaises à une volonté de faire pression sur le gouvernement de Mogadiscio, jugé trop proche des Qataris.

«Le Somaliland, étant à l'intersection de tellement d'intérêts, il est naturel de susciter la signature de nombreux accords et programmes de partenariat avec beaucoup de parties. Ces partenaires, on en trouve dans la région, comme le cas de l'Éthiopie [abordé supra, ndlr], comme ils peuvent venir d'ailleurs.
C'est typiquement l'exemple des Émirats arabes unis qui ont signé avec les autorités somalilandaise un accord de base militaire aérienne et de gestion du port de Berbera pour les 30 prochaines années. Même chose avec les Russes, avec des informations faisant état de leur intention d'établir une base militaire sur les terres du Somaliland. On a les Occidentaux, enfin, qui pourraient être tentés, devant la saturation du paysage militaire djiboutien, d'en faire une rampe de lancement pour diverses opérations dans la région et sécuriser leurs zones d'approvisionnement pétrolier.
Bref, pour le cas du Somaliland, il n'est point besoin d'une reconnaissance institutionnelle, puisqu'il existe déjà une reconnaissance économique qui est opérante», décrypte Emmanuel Dupuy.

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Reste enfin à mettre en doute la sérieuse intention des Somalilandais à arracher leur indépendance. Pour le moment, estime Emmanuel Dupuy, et en dépit de l'engagement du nouveau Président à reprendre les négociations directes avec Mogadiscio, il ne semble pas que la reconnaissance internationale soit vraiment « la priorité absolue » de Hargeisa… qui réussit mieux que la Somalie.

«Le Somaliland s'en sort plutôt bien… tant qu'on ne le met pas en concurrence directe avec la Somalie. Il s'agirait, en temporisant la reconnaissance internationale, de ne pas renvoyer brutalement Mogadiscio à sa réalité d'État disloqué, ni à une revanche douloureuse de la part de cette région historiquement défavorisée.
Côté Somalilandais, leur avènement sur la scène international doit être dans le cadre de relations apaisées avec la Somalie. Or, le souvenir des répressions du Général Barre, qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts, est toujours présent», compare Emmanuel Dupuy.

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Entre temps, les affaires des Somalilandais fleurissent, et ce n'est pas uniquement grâce à l'élevage. La diaspora, qui a arraché à la ville américaine de Clarkston une reconnaissance symbolique en septembre dernier, est l'un des atouts dont se prévaut le pays dans sa longue —et discrète- bataille pour la reconnaissance internationale. Son poids? Plus d'un milliard d'euros, soit le double du budget national, rappelle Emmanuel Dupuy.

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