Un Russe en lien avec la communauté russe et travaillant à Paris peut-il être automatiquement désigné comme étant «agent d'influence du Kremlin»? Pour «C Politique» de France 5, la réponse est oui. L'émission hebdomadaire consacrait en 2017 un portrait à l'Insoumis Djordje Kuzmanovic, dans lequel Gueorgui Chepelev était qualifié d'«agent d'influence du Kremlin, qui préside une association qui dépend de l'ambassade russe en France». En est-il vraiment un? Cherche-t-il à déstabiliser la société française? Nous l'avons donc cuisiné dans sa datcha de travail, à Sainte-Geneviève-des-Bois, avant qu'il ne préside le forum des Russes de France, les vendredi 30 et samedi 1er décembre à Paris.
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La communauté russe suscite ainsi des fantasmes depuis fort longtemps en France. On se souvient du livre La France russe, enquête sur les réseaux Poutine de Nicolas Hénin, publié en 2016. Chepelev a eu droit à un paragraphe entier rempli d'insinuations, le dépeignant comme un agent déstabilisateur au sein du mouvement «Russie-Libertés», optant peu après pour un discours «devenu franchement pro-Poutine»:
«Après l'avoir lu, je n'ai pas très bien compris comment on écrit ces livres sans même parler aux gens que vous essayez de décrire […] c'est un pamphlet, ce n'est pas une étude, pas le fruit d'une recherche ni scientifique ni journaliste digne de ce nom.»
Depuis il a intenté un procès pour diffamation à son auteur, également contre Cécile Vaissié, auteur en 2016 de l'ouvrage Les réseaux du Kremlin en France.
«Le conseil de coordination du forum des Russes de France ne dépend pas directement de l'ambassade. L'ambassade de Russie est l'un de nos partenaires […] Je ne vois pas d'exemples vraiment criants d'une pression politique sur moi ou mes collègues ni d'une volonté extraordinaire de nous diriger […] Notre coopération avec l'ambassade, c'est sur des dizaines de petits projets concrets, on essaie d'agir ensemble pour la venue d'une chorale russe dans une petite ville en France, l'organisation d'un concert pour les russophones âgés…»
En lisant la presse, en écoutant certaines personnalités politiques en France, il est certes difficile de se faire une image nuancée de la Russie. Autre aspect, la langue française regorge de mots d'origine russe, entrés dans le langage courant, comme «bistro», «chapka», «icône». Mais il y a aussi d'autres mots qu'on utilise pour montrer l'aspect radical ou sans détour d'une chose. Un «non» catégorique, c'est «niet». Une situation désespérée, c'est «la Bérézina». Une décision arbitraire, un «oukase». Chepelev, enseignant la langue russe à Sciences Po et à l'INALCO, me déclare qu'il rencontre des étudiants très ouverts, qui sont loin d'avoir une vision essentialiste et négative.
«Au début de chaque année universitaire, je demande à mes étudiants pourquoi ils sont là, pourquoi ils viennent apprendre le russe et la civilisation russe. Vous voyez certains sujets qui reviennent tout le temps, la littérature russe, le cinéma russe, une autre culture européenne […] Et puis en rigolant, progressivement vous allez découvrir chez les étudiants des stéréotypes sur les Russes qui boivent, sur deux ou trois mots russes qui sont entrés dans la langue française, des échanges qui font rire…»
Pourquoi Gueorgui Chepelev s'est-il installé à Sainte-Geneviève-des-Bois, commune résidentielle de l'Essonne? Parce que les Russes y résident en nombre depuis des années. La preuve: ils y ont un immense carré au cimetière municipal; le cinéaste Andreï Tarkovski et l'écrivain Viktor Nekrasov y sont notamment enterrés.
Une diaspora russe qui regrouperait entre 300 et 400.000 personnes à Paris, Nice, Biarritz ou Courchevel. Un chiffre à la louche tant les statistiques restent floues, car tout dépend ce que l'on y inclut, les premières générations uniquement ou aussi les deuxièmes, voire troisièmes générations. Une population aux contours mal définis et qui n'est absolument pas homogène. En témoignent les différentes vagues d'immigration au cours du XXe siècle, débutant par les Juifs victimes de pogroms et dernièrement, l'immigration économique.
«La première immigration, celle qui date d'avant la Révolution, les opposants au régime du Tsar, les Juifs qui fuyaient les pogroms, d'autres personnes, les artistes, par exemple, des hommes politiques qui s'installaient en France. C'est plus la gauche russe qui s'installait en France, Lénine, Trotski».
La diaspora serait également divisée par l'Histoire (Russes blancs contre Russes rouges), la religion (le Patriarcat de Constantinople et celui de Moscou) et la politique, entre conservateurs et libéraux.
Pourtant, me dit Gueorgui Chepelev, tout n'est pas si simple, si structuré, tout n'est pas noir et blanc, le Russe à l'étranger se révèle protéiforme. Difficile donc de faire le portrait-robot du Russe en France. Néanmoins, ceux-ci partagent des valeurs communes, dont leur amour pour leur pays d'origine ainsi que pour leur pays d'accueil. Chepelev étant binational, il confie se sentir russe et français… et même parfois soviétique:
«Quand je fais ma conférence sur la science-fiction soviétique pour mes étudiants, je me retrouve beaucoup plus à l'aise avec les idées de cette littérature humaniste, centrée sur le progrès social, scientifique propageant les idées de tolérance qu'avec certains courants de la littérature russe ou française actuels.»
En plus de ses activités au Forum des Russes, il était aussi animateur du collectif «France Russie Ukraine: dialogue», association qui se chargeait d'envoyer de l'aide humanitaire au Donbass, notamment pour creuser des puits. En ce qui concerne les relations diplomatiques parfois tendues, comment œuvrer à dépasser les incompréhensions actuelles entre la diplomatie française et russe?
«La règle numéro un, ne pas laisser les hommes et les femmes politiques faire ce travail à notre place. Il nous faut un dialogue direct au quotidien à tous les étages, dans les toutes les directions de notre vie, pas seulement dans le domaine de la diplomatie».