Consacrée en 1861, la Cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky se cache rue Daru, une rue très calme en plein cœur d'un quartier résidentiel chic parisien, à quelques pas de l'Arc de Triomphe. La cour est déserte, une poignée de fidèles stationnent encore après la fin de la messe dans ce coin ombragé et intemporel de la capitale. «C'est une question de géopolitique…», perçoit-on des bribes d'une conversation entre deux femmes. À mon approche, elles se taisent et me regardent en biais. Visiblement, la venue d'une journaliste n'est un secret pour personne.
Le Père Andreï, qui a terminé son séminaire, puis l'Académie spirituelle à Kiev, passe son temps en appels téléphoniques et en rencontres avec les fidèles depuis l'annonce officielle du Patriarcat de Moscou qu'il rompait ses relations avec le patriarcat de Constantinople. Tous se demandent quelle attitude adopter.
«De nombreuses personnes venant à Paris sont des fidèles de l'Église russe orthodoxe. Ils viennent souvent se confesser et communier chez nous, précise le Père Andreï. Actuellement, on a l'impression de voir un mur se dresser. Qu'est-ce que je dois faire? Aller à l'encontre? Laisser ce mur grandir dans l'esprit de ces gens?»
Un retour en arrière s'impose pour comprendre la situation. L'orthodoxie est divisée en 14 Églises «autocéphales», c'est-à-dire autonomes, qui recouvrent chacune un territoire donné, héritage de l'histoire: il ne s'agit pas d'Églises nationales, leur magistère s'exerce souvent à cheval sur plusieurs États. Parmi elles, sept d'entre elles reconnaissent une primauté d'honneur, une autorité morale, au patriarche œcuménique de Constantinople.
«Ce que nous avons appris le 15 octobre, juste au lendemain de la Fête de l'Intercession de la Mère de Dieu (1), nous a tous rendus malheureux», déplore le Père Andreï.
«L'unité de l'Église, c'est le principe fondamental que nous professons quand nous lisons à haute voix le Credo (2) lors de la liturgie, poursuit l'homme d'Église. L'unité que l'on y cite n'est pas due aux efforts des hommes, c'est un don de Dieu. Et quand on commence à douter de cette unité, notre vie devient dure, parce que le doute dans la véracité de l'église, telle une ombre maléfique, nous tente.»
Une unité compromise par le conflit entre les Églises de Moscou et de Constantinople. Le rôle que jouait historiquement la cathédrale de la rue Daru risque de changer: «Nous, le Patriarcat de Constantinople, de tradition russe, qui depuis le tout début du XX siècle avons accueilli tous les orthodoxes- Russes, Serbes, Grecs, Bulgares- nous nous retrouvons devant un obstacle qui est sensé d'empêcher leur entrée [au sein de notre église, ndlr]».
«L'eucharistie s'adresse à tout le monde, sans exception, dit Père Andreï. Je vois actuellement se dresser une barrière et ça me pose une question: comment l'accepter? Et la réponse —même si elle très difficile- c'est inacceptable.»
Pour le Père Andrei, la communauté se perçoit à l'échelle de la paroisse, où les gens viennent pour y commencer leur vie spirituelle, se confesser, baptiser leurs enfants, célébrer leurs noces. À ce titre, il est perturbé par la décision du Patriarcat de Moscou.
«Sergueï Averintsev(3) a bien exprimé la raison d'être humaine: "L'homme, depuis sa création, n'est appelé qu'à une chose, à la communication. Si on nous prive du sacrement principal de l'église —la communication, la communion- ça nous blesse."»
Il exprime son indulgence vis-à-vis des schismatiques ukrainiens, en soulignant qu'«ils n'ont pas changé de confession, ils n'ont pas trahi les dogmes de la foi.» Néanmoins, le Père Andreï y voit également un danger à combattre:
«Ils ont avancé une condition qui me chagrine beaucoup, c'est une condition "nationale". Je me suis dit que l'Église pourrait considérer cette idée "nationale", pour qu'elle ne devienne pas "nationaliste".»
À l'autre bout de la France, en Alsace, pour le Père Dimitri, prêtre de l'Évêché orthodoxe russe de Chersonèse, rattachée au Patriarcat de Moscou, l'heure est aussi à la «tristesse» devant l'unité ébranlée de l'Église. Lui aussi, ces derniers temps, fait beaucoup de communication sur la décision du Patriarcat de Moscou: «J'ai reçu un appel d'une famille que je connais, qui fréquentaient depuis10 ans une église appartenant au Patriarcat de Constantinople. Ils ont été heureux de savoir que nous appartenions au Patriarcat de Moscou! Mais c'est un bonheur triste.»
Pour les paroissiens du Père Dimitri, qui aiment aller en retraite au Monastère de Bussy(5), près de Paris, rattaché à Constantinople, la situation est dure.
«Y aller comme des touristes, sans participer au sacrement de la liturgie, c'est bien triste, dit le prêtre, ça déchire l'orthodoxie. Mais c'est un déchirement purement politique, comme je l'ai expliqué aux paroissiens.»
Pour le Père Dimitri, l'action de Bartholomée Ier de Constantinople, à la source du schisme orthodoxe actuel, «est anti-canonique», parce que les territoires ukrainiens dépendent du Patriarcat de Moscou depuis le XVII siècle.
«C'est pour le moins étrange. Ce n'est pas du ressort du Constantinople —de passer "par-dessus la tête" de l'église autocéphale russe,» juge le Père Dimitri.
«J'y vois des manœuvres politiques de la part de Constantinople, j'y vois même la main des USA qui cherche à brouiller définitivement l'Ukraine et la Russie», affirme le prêtre.
La géopolitique ou les parallèles avec les épisodes d'ingérence dans le monde des laïcs se glissent dans les affaires de l'église. Un article du métropolite Jonas, ancien primat de l'Église orthodoxe en Amérique, dénonce l'ingérence du Département d'État américain dans les affaires de l'Église orthodoxe en Ukraine.
«L'église n'est pas un régiment militaire, explique le Père Dimitri. Nous sommes dans une situation bien délicate. D'une part, nous avons notre hiérarchie qui prend les décisions dans le cadre du conflit. D'autre part, nous sommes en émigration.»
«Pour nous, il y a également un problème géographique: trouver une paroisse proche.»
Auparavant, les fidèles ne faisaient pas de distinction entre les Patriarcats de Moscou et de Constantinople dans le choix de leur paroisse. Dans les années 1930, quand la diaspora russe en France était très nombreuse, les fidèles pouvaient opter pour une église dépendant de Constantinople, de Moscou et de l'Église orthodoxe russe à l'étranger. Mais la distinction restait théorique, émotionnelle… et surtout géographique, les fidèles n'avaient pas de consigne formelle. Aujourd'hui, ils se retrouvent face à une interdiction catégorique.
«J'explique à mes paroissiens qu'il ne s'agit pas de se soumettre aveuglément à la décision de la hiérarchie, mais de voir lucidement que le Patriarcat de Constantinople n'a pas agi dans le cadre du canon.»
Entre-temps, des amis m'ont appris que dans un foyer pour personnes âgées à Saint-Geneviève de Bois, la fameuse Maison russe, fondée au début du XXe siècle pour accueillir de vieux aristocrates qui avaient fui leur patrie au moment e la Révolution de 1917, «le Père Ephreme a refusé la communion à Monseigneur Paul». Le Père Ephreme, recteur de la chapelle Saint-Nicolas au sein de cette maison de retraite, n'a fait qu'appliquer à la lettre l'ordre du Patriarcat de Moscou… mais comment l'expliquer aux pensionnaires, éprouvés, en fin de vie? Comment leur faire comprendre ce schisme moderne?
(1) La fête de l'Intercession de la Mère de Dieu, ou Protection de la Mère de Dieu, est une fête du calendrier liturgique orthodoxe, en usage surtout dans les Églises russes et, plus généralement, slaves. Elle commémore l'apparition, en 910, de la Sainte Vierge dans l'église des Blachernes, à Constantinople.
(2) Le Symbole des Apôtres (Credo) résume la foi de l'Église orthodoxe. «Symbole» vient d'un verbe grec qui signifie «jeter ensemble». Le verset 9, qui indique: «Je crois dans une église unie, sainte, conciliaire et apostolique», souligne l'«unité» spirituelle intérieure de l'église, réunissant ses fidèles, sa «sainteté» éclairée par les exemples d'une haute moralité, son caractère «conciliaire» (kafoliki ekkelsia) et universel, ainsi que sa fidélité aux préceptes des premiers apôtres.
(3) «Serguei Averintsev restera comme celle d'un authentique Européen, russe et orthodoxe, sorti tout droit des prophéties de Dostoïevski. D'une certaine manière, il a suivi les traces de ses grands prédécesseurs, comme Vladimir Soloviev, le P. Pavel Florensky ou Viatcheslav Ivanov. Dans les conditions nouvelles, il s'est inscrit dans leur ligne.» Nécrologie parue dans La Croix, le 02/03/2004 sous le titre «Serguei Averintsev, un juste parmi les savants».
(4) Communion eucharistique, pleine communion ou intercommunion désignent dans l'ecclésiologie orthodoxe le principe d'unité entre les églises orthodoxes autocéphales au sein d'une même église orthodoxe universelle. D'un point de vue plus large, il s'agit de la possibilité pour un chrétien de communier dans une autre confession et pour une Église d'accueillir à sa table eucharistique un fidèle venu d'une autre Église chrétienne. Le terme d'intercommunion est d'ailleurs de moins en moins utilisé par les experts, car il impliquerait que des ministres de deux confessions différentes célèbrent ensemble une Eucharistie. Ils lui préfèrent ainsi celui d'hospitalité eucharistique.
(5) Le monastère orthodoxe Notre-Dame-de-Toute-Protection est un monastère orthodoxe féminin situé à Bussy-en-Othe en Bourgogne. Il se trouve sous la juridiction de l'Archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale, lui-même dépendant du Patriarcat œcuménique de Constantinople.
(6) Le droit d'accorder l'autocéphalie, ainsi que le contenu du terme autocéphalie, n'est pas clairement et définitivement défini dans l'Orthodoxie et reste l'objet d'une controverse entre la chaire de Constantinople et d'autres églises locales. La procédure de proclamation de l'autocéphalie était l'une des questions les plus brûlantes qui ont été discutées lors de la préparation du Concile panorthodoxe (Saint et grand Concile de l'Église orthodoxe) en juin 2016.