«Le flux est quotidien», témoigne Mongi Slim, chef de la section régionale du Comité international du Croissant Rouge (CICR) à Médenine, une ville du Sud tunisien. L'unité gère à elle seule aujourd'hui quelque 350 rescapés de toutes les nationalités.
«Beaucoup viennent de Libye, mais il y a des flux que les autorités nous ramènent du grand large après avoir quitté leurs pays pour rejoindre l'Europe», a-t-il déclaré à Sputnik.
Ce sont près de 600 réfugiés à relever aujourd'hui, en Tunisie, du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) et son partenaire le Croissant rouge tunisien. Un chiffre qui n'inclut pas les centaines de migrants gérés par l'Organisation internationale de la Migration (OIM).
Au temps fort de la crise libyenne, le camp de Choucha, également dans le Sud tunisien, accueillait près de 20.000 personnes.
Dans ces pays d'accueil «bis», on se montrait, jusque-là, tout au plus «compréhensif» vis-à-vis de la perception surtout sécuritaire qu'on a de l'immigration en Europe.
Depuis la crise syrienne et la vague de migration sans précédent qu'elle a provoquée, les gouvernements européens, ainsi que leurs opinions publiques, conçoivent l'immigration exclusivement à l'aune de la question sécuritaire, a expliqué à Sputnik un diplomate tunisien basé dans une capitale européenne. Le lien établi entre des immigrés et de récents attentats, en France comme en Allemagne, a d'ailleurs conforté cette approche.
Désormais, une nouvelle tendance semble se dégager de façon simultanée, chez ces accueillants «bis», consistant à déconstruire la perception occidentale sur l'immigration pour y rappeler l'importance des facteurs économiques et culturels.
Contenu de l'approche maghrébine
Démystifier la migration était ce qu'avait entrepris le Roi du Maroc, Mohamed VI, lors du récent sommet UA-UE à Abidjan (29 —30/11/2017). S'attaquant aux «mythes infondés» qu'il «convient de corriger», le Souverain a rappelé que la migration est d'abord intra-africaine et régulière avant d'être intercontinentale et clandestine. En outre,
«La migration n'appauvrit pas les pays d'accueil: 85% des gains des migrants restent dans les pays d'accueil.»
Quelques jours plus tard, le chef de la diplomatie tunisienne, Khemaïes Jhinaoui, a tenu lui aussi, lors des Dialogues méditerranéens de Rome, (Rome Med 2017) à apporter, à titre préliminaire à son intervention, «certaines observations basiques»:
«La migration n'est pas un phénomène nouveau. En étudiant l'Histoire, on constate que des nations entières se sont construites grâce à l'immigration (…) Ce n'est pas un phénomène nouveau ni un défi à proprement parler, sauf pour ce qui est de savoir le gérer. C'est au contraire, une opportunité»,
a assené le ministre tunisien des Affaires étrangères, en faisant référence à son homologue algérien, Abdelkader Messahel, qui avait pris la parole avant lui et abondé dans le même sens.
S'attaquant ensuite à la perception sécuritaire, le chef de la diplomatie tunisienne a estimé qu»
«Au lieu d'essayer de trouver une solution commune, on est (l'Europe, ndlr) juste en train de repousser ceux qui aspirent à une meilleure vie en Europe et qui le paient parfois de leur vie. Je pense donc qu'on devrait changer notre façon de voir ce phénomène.»
En même temps, les États maghrébins développent aujourd'hui de l'immigration une perception essentiellement économique. Ils voudraient, dès lors, sensibiliser davantage leurs partenaires européens à cette dimension.
«Il s'agit, donc, à travers ce discours d'alléger la teneur des craintes occidentales, pour que la question soit abordée plus sereinement avec nos partenaires européens. D'autant plus que l'immigration reçoit également, de notre côté, une dimension culturelle, sous-tendue par le rapprochement entre les deux rives qui s'impose de nos jours. Ce rapprochement se traduira aussi à un niveau officiel, et c'est ce qui permettra une meilleure cogestion de la question migratoire», a ajouté le responsable tunisien à Sputnik.
Car ce qui permet bien cette approche maghrébine, c'est bien une légitimité de «pays d'accueil» (même si c'est souvent à défaut pour les migrants de pouvoir rejoindre l'Europe). C'est ensuite une liberté de ton qui a longtemps prévalu dans les rapports entre gouvernements des deux rives. Mais ce n'est pas tout. Les États du Maghreb sont aussi le dernier rempart avant l'arrivée des vagues migratoires en Europe. À ce titre, la collaboration sur le contrôle des frontières demandée aux pays du sud de la Méditerranée est conséquente. Leur marge de négociation aussi, sans doute.
«Négocier» pour l'Afrique
Sans doute que derrière la tentative de faire bouger les lignes conceptuelles sur la question migratoire figure la forte pression socio-économique dans les pays du Maghreb. À elle seule, la Tunisie compte pas moins de 250.000 diplômés au chômage. Des pays comme le Maroc ou l'Algérie ne rechigneraient pas, non plus, à voir les portes de l'Europe s'ouvrir devant leurs nombreux jeunes ressortissants sans emploi. Une exacerbation de la psychose migratoire risquerait, en revanche, de rendre les conditions d'accès au marché de l'emploi européen encore plus difficile, même pour les travailleurs qualifiés.
Mais les diplomaties maghrébines entendent également profiter de leur positionnement pour jouer la carte de l'Afrique. Dans un contexte où leurs économies font le choix de l'Afrique, elles inscrivent leur action diplomatique dans un socle africain.
«Développer un véritable agenda africain sur la Migration» était le défi que s'était proposé le Roi du Maroc lors du sommet d'Abidjan. Objectif: «parler d'une seule et même voix africaine».
Pour la Tunisie, on cherche à travers la question de l'immigration à faire prendre conscience à la communauté internationale qu'un début de solution passe par l'accompagnement des États africains les plus vulnérables. Dans un contexte où tous les regards se tournent vers l'Afrique, s'engager dans des offensives économiques au profit quasi-exclusif des États convoiteurs est absolument stérile.
«Je vais vous parler très franchement […] Il ne s'agit pas d'aller puiser des ressources en Afrique. L'Afrique n'a pas besoin de cela. Elle a besoin de partenariats gagnant-gagnant et qu'on l'aide à renforcer ses institutions»,
qui feront que les Africains trouvent une chance en Afrique, a insisté le ministre tunisien des Affaires étrangères à Rome.
À ce titre, si la plupart des migrants transitent aujourd'hui par la Libye, c'est bien parce qu'on est en présence d'un «État failli» où les contrôles frontaliers sont inexistants aussi bien pour accéder au territoire libyen que pour le quitter en direction de l'Europe.
«La Libye a été frappée et détruite en 2011. Personne ne s'est soucié d'aider les Libyens à dépasser leurs contradictions et construire un nouvel État. (…) Gérer la question de l'immigration, cela passe aujourd'hui par une prise de responsabilité de la communauté internationale sur le dossier libyen», a conclu le ministre tunisien.
Reste à savoir si cette approche ne fait pas le jeu des «fuites des cerveaux». L'autre impératif se posant aux États du Sud est celui d'offrir à leurs ressortissants un cadre suffisamment attrayant pour qu'ils contribuent à relever le défi du développement local.
En 6 ans, ce sont près de 94.000 Tunisiens diplômés à avoir quitté le pays vers l'Europe, selon l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), cité par un journal local, qui titrait en novembre dernier sur: «la Tunisie perd ses compétences.»
«Alors que les migrants sont repoussés au-delà des rives européennes, "ces gouvernements (européens, ndlr) ne se gênent pas pour puiser dans les cerveaux maghrébins dans le cadre de ce qui est appelé parfois immigration choisie", a lâché le diplomate tunisien basé dans une capitale européenne.