Confrontés à la paralysie congénitale de l'Union du Maghreb Arabe (UMA) qui plombe leur intégration régionale, des États d'Afrique du Nord s'inscrivent, simultanément, dans un processus d'«infiltration» des organisations africaines subsahariennes. Ces velléités ne font qu'acter la mort de l'UMA, prise en otage, ab initio, par la question du Sahara occidental et la grande discorde algéro-marocaine.
Pour sa part, la Mauritanie avait arraché, l'été dernier, un statut de membre associé au sein de la même CEDEAO, alors que la Tunisie y bénéficie désormais d'un statut de membre observateur, le même qu'elle avait négocié avec succès avec le Marché commun de l'Afrique orientale et australe (COMESA), une autre organisation régionale subsaharienne.
Ces différentes formules (membre, membre associé, membre observateur) pour lesquelles ont respectivement opté le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie, s'adossent à des approches particulières à chacun de ces pays.
Maroc, Mauritanie, Tunisie: des modèles différents d'«infiltration»
Plus tardive, et sans doute moins pugnace, a été jusque-là l'approche tunisienne. Privée d'un appui logistique comparable, et grevée par le bouleversement institutionnel et sociopolitique de l'après 2011, les autorités tunisiennes ont tout de même multiplié depuis 2015 les initiatives en direction des voisins subsahariens.
«En Tunisie, plus de 70% de nos échanges sont avec l'Union européenne. Si on veut développer notre commerce, il faut que nous nous orientions vers les pays de la CEDEAO qui regorgent d'un grand potentiel», a justifié, lundi, le ministre tunisien du Commerce, Omar el Bahi. Une déclaration prononcée à l'occasion de la signature d'un mémorandum posant les jalons d'une coopération économique renforcée entre la CEDEAO et la Tunisie.
«Il s'agit d'un premier pas pour permettre aux deux partis de mieux se connaître. (..) Une feuille de route [permettra d'envisager] l'amélioration des relations commerciales», a déclaré à la même occasion Marcel De Souza, président de la commission de la CEDEAO.
Côté tunisien, on préfère rester raisonnable. Il ne s'agit «pour l'heure» que d'explorer les possibilités d'un statut de membre observateur en se gardant d'évoquer la question de l'intégration pure et simple, à la marocaine. Du moins, pas avant d'en découvrir l'issue en décembre prochain, lors du sommet de Lomé.
«Nous sommes encore au début! Notre objectif est d'être là en tant qu'observateur, et pas en tant que membre à part entière», a précisé le chef de la diplomatie tunisienne, Khemaïes Jhinaoui, qui plaide en même temps pour «un développement progressif» des rapports économiques avec la CEDEAO. Le ministre du Commerce rappelle, de son côté, que le choix de la Tunisie est celui d'un membre observateur «pour commencer».
Principal défi identifié par les observateurs: arriver à dépasser les déclarations de bonnes intentions sur «un continent porteur» et obtenir que les initiatives tunisiennes s'inscrivent plutôt dans une stratégie proportionnée aux moyens concrets dont dispose le pays.
«La Tunisie a perdu un véritable crédit qui était lié à l'image de Bourguiba. Elle s'est ensuite laissée emporter par l'effet de mode, celui de la conquête de l'Afrique, en imitant le Maroc alors qu'elle n'en a pas les moyens»,
regrette Hichem Ben Yaïche, rédacteur en chef de trois revues africaines, New African, African Business et African Banker, dans une déclaration à Sputnik.
«La Tunisie doit asseoir une vision stratégique africaine au lieu de se cantonner dans des discours qui ne s'adossent pas à sa réalité. À quoi bon se disperser en rejoignant plusieurs espaces régionaux à la fois, COMESA et CEDEAO, s'il y a peu de chose à offrir?»
Bouraoui Limam, directeur de l'information et de la communication du ministère des Affaires étrangères tunisien, reconnaît les contraintes posées par la conjoncture, qu'il ramène à «des moyens limités» liés notamment aux soubresauts post-2011. Il insiste, pour autant, sur «la détermination de la Tunisie à redonner à l'Afrique une place centrale parmi ses partenaires stratégiques», qui sont également des partenaires «naturels», la Tunisie étant
«Le chemin est long pour rattraper le temps perdu, mais le choix de l'Afrique est irréversible (…) Nous avons déjà franchi des pas concrets dans ce sens»,
a déclaré cet officiel tunisien à Sputnik. «Il y a eu plusieurs visites bilatérales, couronnées le plus souvent par des accords économiques, culturels, scientifiques, sans oublier les forums d'affaires qu'on a accueillis, et toujours, avec un travail d'accompagnement et de pédagogie fourni en amont auprès des acteurs économiques pour attirer leur attention sur le fait que l'Afrique, c'est nous», détaille-t-il.
La Mauritanie, enfin, a choisi la voie médiane qui en fait un membre associé de la CEDEAO, alors qu'elle avait été invitée, lors du sommet de juin dernier des chefs d'État de la communauté ouest-africaine, à réintroduire une demande de réintégration. Nouakchott avait en effet claqué la porte de la CEDEAO, en 2000, alors qu'elle faisait partie de ses cofondateurs en 1975.
«La Mauritanie sait qu'elle doit, elle aussi, jouer la carte de l'Afrique subsaharienne. Néanmoins, elle voudrait que ce soit un retour progressif et maîtrisé. On ne change pas du jour au lendemain de choix géopolitiques. C'est en termes de cohérence qu'il faut analyser son positionnement», analyse Hichem Ben Yaïche.
Chantre d'une longue tradition africaniste et à l'origine, naguère, du fameux Cen-Sad (Communauté des États Sahélo-sahariens), la Libye se trouve embourbée depuis 2011 dans une grave crise politico-sécuritaire qui la contraint à limiter son ambition à la sauvegarde de son intégrité territoriale.
Quid de l'Algérie et de la Libye?
L'évocation des rapports entre la Libye et l'Afrique subsaharienne se réduisent, aujourd'hui, aux jonctions terroristes que son territoire peut «offrir» pour les éléments de Boko Haram nichés dans le bassin du Lac Tchad, ou ceux d'Al-Qaïda Au Maghreb Islamique (AQMI) présents en Afrique de l'Ouest. De façon plus récente, et autrement plus choquante, elle a défrayé la chronique avec des scènes de vente aux enchères de migrants subsahariens qui ont suscité l'émoi de tout un continent.
Loin de se complaire dans une forme d'autarcie, l'Algérie refuse pour autant de s'inscrire dans un schéma d'intégration classique. Pour Anisse Terrai, économiste algérien s'exprimant à Sputnik, «la politique économique de l'Algérie s'est toujours tournée vers le développement des capacités de production nationales et vers le marché intérieur. Profitant de la rente des hydrocarbures, et par la suite pris à son piège, le pays ne s'est jamais tourné vers l'exportation hors hydrocarbures ni vers l'investissement étranger hors hydrocarbures dans les autres pays africains.»
«Ainsi, dans la politique étrangère de l'Algérie et dans sa relation avec les autres pays, les aspects politiques priment sur les questions économiques. À titre d'exemple, à l'occasion du 50e anniversaire de l'Organisation de l'Union africaine, devenu l'Union africaine en 1999, l'Algérie a effacé la dette de 14 pays africains pour un total de plus de 900 millions de dollars américains, sans aucune contrepartie.»
Côté subsaharien, ces pénétrations maghrébines sont diversement appréciées. L'adhésion du Maroc est loin de faire l'unanimité pour des motivations liées à des craintes de la concurrence des produits marocains, au sein d'un ensemble qui reste, malgré tout, assez fragile.
Comment la pénétration maghrébine est-elle perçue outre-Sahara?
Mais le royaume chérifien sait aussi compter sur des alliés solides, ceux-là mêmes qui lui avaient déblayé la route de la réintégration de l'Union africaine, début 2017, nonobstant l'opposition feutrée de la présidente de l'exécutif de l'organisation à l'époque, la Sud-africaine Nkosazana Dlamini-Zuma.
Pour le patron de la CEDEAO, en tout cas, ces offensives nord-africaines sont loin de constituer une ineptie. À la question de savoir si des pays maghrébins s'invitant à la table de l'organisation de l'Afrique de l'Ouest ne porteraient pas atteinte à sa cohésion intrinsèque, Marcel de Souza a soulevé, dans une déclaration à Sputnik, l'exception de non-étanchéité des frontières des communautés.
«L'Union africaine a bien défini (dans sa charte) cinq Communautés économiques régionales. Mais ces cinq communautés ne sont pas étanches. Lorsqu'un pays veut avoir une coopération plus poussée avec une CER, cela n'est pas interdit. Nous pensons que nous pouvons renforcer et améliorer nos relations pour qu'en matière commerciale on puisse avancer.»
Mais la part du tactique et du stratégique reste à déterminer dans ces initiatives, d'autant plus que l'Afrique s'analyse aussi comme un choix «par défaut» pour ces pays d'Afrique du Nord.
Un choix à défaut de pouvoir compter, en toute circonstance, avec l'inversion des cycles économiques, sur une Europe dont l'introversion croissante est un corollaire de son intégration.
Un choix à défaut de pouvoir relancer la locomotive maghrébine restée piégée dans le conflit sahraoui. Du côté de la rue Tensift Agdal, à Rabat, siège de l'UMA, on assiste impuissant à ces défections.