Manuel Valls contre Pascal Boniface: retour sur le financement des think tanks en France

© AFP 2023 Thomas SAMSONManuel Valls
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L’IRIS est-il comptable des prises de position de Pascal Boniface, notamment concernant Tariq Ramadan? Manuel Valls aurait en tout cas demandé aux autorités françaises de cesser de financer le think tank présidé par l’universitaire. Au-delà de la polémique, retour sur les liens entre pouvoirs publics et think tanks en France.

«Il faut taper au porte-monnaie, la France n'a plus à financer ses ennemis de l'intérieur!»

Malgré leurs désaccords politiques, Fatiha Boudjahlat- cofondatrice avec Céline Pina du mouvement «Viv (r) e la République» et auteure de l'ouvrage «Féminisme, tolérance, culture: Le grand détournement.» (Éd. Le Cerf, novembre 2017)- défendait à notre micro la charge de Manuel Valls contre Pascal Boniface et le think tank qu'il préside, l'Institut des Relations Internationales et Stratégique (IRIS).

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L’objet du courroux de l’ancien Premier ministre: Pascal Boniface, qu’il accuse de prendre parti pour les positions de Tariq Ramadan… alors que l’intéressé affirme simplement défendre le droit du prédicateur à «s’exprimer librement, comme il le fait d’ailleurs pour quiconque», nous rapelle l'un de ses proches collaborateurs. Le théologien suisse, à la réputation sulfureuse- petit-fils du fondateur de la confrérie égyptienne des Frères musulmans et réputé proche du Qatar- est depuis fin octobre visé par deux plaintes, coup sur coup, pour viol et agression sexuelle.

Ainsi, dans une interview accordée à l'hebdomadaire Marianne parue cette semaine, Manuel Valls ne mâche pas ses mots à l'encontre de Pascal Boniface qui, avec Edwy Plenel, les Inrocks ou encore le Bondy Blog et Mehdi Meklat, constituent à ses yeux une «gauche divine», exerçant une «terreur intellectuelle» sur une partie de la Gauche. Considérant «que ce qu'écrit l'universitaire depuis des années pose un vrai problème», Manuel Valls déclarait, bien qu'il ait admis que Pascal Boniface «ne parle pas au nom de l'IRIS», avoir «saisi» les ministères des Affaires étrangères et celui des Armées afin qu'ils cessent leurs financements à l'IRIS.

«Je trouve que Manuel Valls a raison de souligner l'incohérence pour un État de financer un institut qui n'a plus rien d'universitaire, mais qui est dans le soft Power,» poursuit Fatiha Boudjahlat.

Des propos de l'ancien Premier ministre que dénonce l'ancien député LR Jacques Myard, membre du Conseil d'administration de l'IRIS, qui pointe l'apport du think tank au débat scientifique, estimant par ailleurs qu'il y «règne la tolérance et une totale liberté d'expression.»

«Attaquer aujourd'hui l'IRIS, c'est porter un mauvais coup à la liberté d'expression et un très mauvais coup à la science politique française,» déclare l'homme politique.

Au-delà de cette affaire Tariq Ramadan, la demande d'un homme politique de mettre fin aux financements publics d'un think tank pour les prises de positions dans l'espace public de son Président, pose la question du financement de ces structures en France. Un point sur lequel revient Olivier Urrutia, directeur général de l'Observatoire européen des think tanks:

«L'IRIS fait partie des 90% et quelques de think tanks —labellisés en tout cas par notre observatoire en 2016- qui touchent de façon directe et/ou indirecte de l'argent public.»

Même au niveau européen, cette situation n'a rien d'exceptionnel, poursuit Olivier Urrutia. Les États européens apportant un soutien plus appuyé aux think tanks que leurs homologues outre-Atlantique.

«L'Allemagne également, ou l'Espagne, sont des pays dont la tradition est que les pouvoirs publics appuient assez fortement, notamment d'un point de vue financier, l'activité de ces centres de réflexion et de ces centres de recherche.»

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De ce fait, le directeur général de l'Observatoire européen des think tanks «doute» de l'efficacité de la démarche entreprise par Manuel Valls. Il évoque notamment le statut d'association reconnue d'utilité publique de l'IRIS, ainsi que la validation de ses finances par la Cour des comptes suite à un audit récent —gage de leur transparence-, ou encore la composition de son Conseil d'administration.

Des administrateurs parmi lesquels on retrouve notamment d'anciens ministres, tels qu'Alain Richard (Défense), Hubert Védrine (Affaires étrangères), Roseline Bachelot (Écologie, Santé, Cohésion sociale) ou Frédéric de Saint-Sernin (Aménagement du territoire). Il comprend aussi Pascal Lamy, ancien directeur de l'OMC, Michel-Édouard Leclerc, PDG des supermarchés E. Leclerc, l'ex-député et chef du service central de lutte antiterroriste au parquet de Paris, Alain Marsaut, le journaliste et producteur Bernard de la Villardière, ou encore la Directrice de la rédaction francophone de France 24, Vanessa Burggraf.

«Je ne suis pas persuadé que l'on puisse penser que ces personnes, dans leur intégralité, partagent exactement la même sensibilité politique que Pascal Boniface ou de ses idées,»

temporise ainsi Olivier Urrutia, qui met en garde contre toute tentation d'un «procès d'intention extrêmement fort» à l'encontre des personnes associées à l'IRIS, d'autant que cet institut n'est plus uniquement un laboratoire d'idées, mais également un institut de formations, diplômant.

«Je crois que l'IRIS n'est pas que Pascal Boniface. Que Pascal Boniface en soit le directeur, ait créé l'IRIS, ait une influence sur une certaine orientation politique de l'IRIS est une chose. Mais associer —je dirais même amalgamer- confondre, l'ensemble des chercheurs, l'ensemble du personnel, l'ensemble des intervenants dans les programmes de formation de l'IRIS et les membres du Conseil d'administration de l'IRIS aux prises de position dans l'espace public de Pascal Boniface, qui est un intellectuel très engagé —dont tout le monde connaît les positions- me paraît être un raccourci "dangereux".»

Un raccourci qui semble tenter Fatiha Boudjahlat, qui ne décolère pas envers l'IRIS. Le think tank demeure selon elle un outil dans les mains de Pascal Boniface, lequel «consacre la plupart de son temps, de son énergie, de ses réseaux» à un «militantisme idéologique islamo-gauchiste le plus répugnant.» Des propos plus que virulents qui ne sont pas une première, la responsable associative ayant eu par le passé eu des échanges plus que tendus avec le président de l'IRIS.

«L'IRIS, c'est aussi ceux qui ont participé à la création de Lallab, cette pseudo association féministe islamiste- alors que c'est un oxymore —, l'IRIS vient de téléguider la création d'un nouveau média, complètement sectaire qui s'appelle Chronik.fr… Ils sont dans le mélange des genres permanent!», s'insurge Fatiha Boudjahlat.

La survie de l'IRIS serait-elle engagée en cas de coupe des financements de l'État? En juin 2015, Pascal Boniface revenait au micro de RMC sur les pressions exercées par ses détracteurs directement sur l'IRIS, précisant que les subventions de l'État représentaient environ 300.000 euros, soit 10% des 3 millions d'euros du budget de l'institut de recherche.

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Se pose ainsi la question des autres sources de financement pour les think tanks. Pour Olivier Urrutia, il est clair qu'«on peut être aussi bien dépendant des finances publiques que l'être des finances du secteur privé.» Financeurs publics ou privés, le poids des think tanks demeure difficile à déterminer dans l'élaboration des politiques publiques, mais dans le cadre d'un think tank, le poids d'un financeur reste lié aux fonds qu'il apporte au budget de l'organisme.

«Je vous donne un exemple, l'institut Montaigne, qui est essentiellement financé par le secteur privé, refuse qu'un acteur, qu'un financeur, apporte plus de 5% du montant global annuel dédié à la vie de l'organisation. Afin, justement, de s'assurer d'une forme d'indépendance vis-à-vis de chacun des financeurs.»

N'oublions pas également les financements publics étrangers, les think tanks étant de l'aveu même d'Olivier Urrutia, de par leur statut, «des acteurs intéressants», tant aux yeux des entreprises que des États. Le directeur général de l'Observatoire européen des think tanks évoque ainsi l'émoi de «la classe médiatico-politique américaine» suite à la mise à jour du financement par des puissances étrangères de think tanks sur le sol américain.

«Beaucoup de pays ont compris quel était l'intérêt de se rapprocher des think tanks, mais aussi des ONG […] et des acteurs de la société civile pour faire de l'influence, du soft Power, une forme de lobbying passant par des acteurs peut-être moins connotés que les propres cabinets d'affaires publics et de lobbying.»

Les think tanks de la première puissance mondiale n'étant pas, à en croire notre expert, les seuls à faire l'objet de convoitise…

«On sait aussi qu'un centre de recherche extrêmement reconnu comme le CIDOB, à Barcelone, a été parfois financé- par exemple- par la Norvège, qui pratique une véritable politique d'influence.»

Quoi qu'il en soit, chercher à couper les subsides publics de l'IRIS n'est pas une première. En 2003, déjà, Bernard-Henri Lévy était intervenu auprès du Quai d'Orsay et de l'hôtel de Brienne pour que cesse leur financement du think tank, demandant également au Président du Conseil d'administration de l'IRIS de démettre Pascal Boniface de ses fonctions de directeur.

«Après une enquête du Ministère [de la Défense, ndlr] sur les prises de position de l'IRIS,- je parle bien de l'IRIS et pas de Pascal Boniface- le Ministère avait estimé qu'il n'y avait là aucune raison à cesser toute collaboration avec l'IRIS», rappelle Olivier Urrutia.

Des subventions auxquelles peuvent, dans le cas de l'IRIS ou de tout autre think tank, s'ajouter les rémunérations issues de contrats décrochés auprès d'organismes publics suite à des appels d'offre: «il ne faut pas confondre les financements sous forme de subventions […] et les commandes faites par les pouvoirs publics auxquels répondent les différents think tanks, dont l'IRIS», tient ainsi à préciser Olivier Urrutia.

En tout état de cause, le 15 novembre, l'équipe de l'IRIS a publié un communiqué cosigné par l'ensemble de ses 29 salariés. Communiqué où ces derniers affirment l'indépendance de l'institut et de ses chercheurs, tant vis-à-vis de ses bailleurs de fonds que de sa direction:

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