Protectionnisme: entre guerre économique américaine et déni européen

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Alors que les gouvernements européens continuent à prôner le libre-échange, au risque de perdre des entreprises stratégiques et leur tissu industriel et social, les Anglo-saxons, Américains en tête, renforcent leurs mesures protectionnistes. Retour sur un déni européen et une guerre économique qui commence à dire son nom.

«America First» [«l'Amérique d'abord», ndlr.] avec pas moins de 1.280 mesures protectionnistes en vigueur et 139 plaintes déposées par ses partenaires commerciaux devant l'OMC ces vingt dernières années, les États-Unis caracolent en tête loin devant les autres nations développées en termes de protectionnisme économique.

«America first est en fait le préambule non écrit de la constitution américaine. Cela fait deux siècles que ça dure,» résume Marc German, expert en intelligence économique. Pour lui, «aujourd'hui, les États-Unis ont une vision totalement hégémonique sur le monde et l'économie n'échappe pas à cette volonté.»

Dernière escarmouche de cette guerre économique qui ne dit pas son nom, évoqués lundi 16 octobre par Les Échos, la volonté de l'administration américaine de mieux défendre les intérêts de ses entreprises industrielles dans six secteurs clefs: l'acier, l'aluminium, l'automobile, l'aéronautique, l'industrie des semi-conducteurs et la construction navale.

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Des secteurs où Donald Trump s'est récemment illustré, par sa décision de surtaxer les importations d'avions du Canadien Bombardier et en s'opposant au nom de la «sécurité nationale» au rachat de Lattice Semiconductor- un constructeur de puces informatiques- par un fonds d'investissement (Canyon Bridge) en partie financé par des capitaux chinois.

Une intervention directe du Président américain qui a surpris nombre d'observateurs. Ceux-là mêmes qui, après l'élection du candidat Républicain, mettaient en garde la première puissance économique mondiale contre le «repli sur soi économique». Pourtant, le protectionnisme a toujours été de mise aux États-Unis, cette nation qui s'est pourtant érigée en héraut du libéralisme et qui le reste dans l'opinion publique.

«Les États-Unis ont toujours fait du protectionnisme, même s'il était déguisé», insiste Olivier Piton, avocat en droit public français, européen et américain et auteur du livre «Les transgressifs au pouvoir, Emmanuel Macron et Donald Trump» (Éd. Plon, 2017), qui rappelle le sauvetage de l'industrie automobile US entrepris par Barack Obama.

«On se souvient, sous Barack Obama, quand le CFIUS — le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis — avait bloqué le rachat d'Aixtron,»

rappelle Jean-Eric Branaa, maître de conférences de l'université d'Assas (Paris II). Aixtron, un autre fabricant de semi-conducteurs, allemand cette fois, convoité par une compagnie chinoise. Une opération à laquelle le Trésor américain s'était opposé en décembre 2016 en invoquant, là encore, «la sécurité nationale». Mais, pour Jean-Eric Branaa, ces six secteurs industriels aujourd'hui considérés comme prioritaires par le gouvernement américain ne sont pas les seuls à profiter de «traitement de faveur», évoquant ainsi le textile: «ces industries ont survécu à 50 ans de libéralisme et elles savent défendre leurs intérêts auprès des pouvoirs publics.»

«Les Américains ont toujours considéré qu'il y avait des pans entiers de leurs souverainetés —on va plus loin que leur industrie- qui ne pouvaient pas être vendus. Donc, on n'est pas face à un phénomène nouveau, les Américains ont toujours agis comme tels,»

souligne Olivier Piton, pour qui ce revirement n'a rien de surprenant: il attire notre attention sur le fait que les intérêts des Américains- et de manière plus générale des Anglo-saxons depuis le Brexit- ont changé. «L'intérêt des Anglo-saxons, jusqu'à il y a une dizaine d'années, était d'avoir un monde aussi ouvert que possible, pourquoi? Parce que c'était leur intérêt et ils gagnaient de la richesse. Depuis l'émergence d'un certain nombre de puissances comme la Chine, l'Inde, l'Australie —et j'en oublie- qui sont aujourd'hui capable 1) de rivaliser technologiquement avec les Anglo-saxons —les États-Unis en particulier- et 2) d'avoir la capacité technologique de les concurrencer…»

«L'intérêt des Anglo-saxons est clairement d'être dans une logique de protection de leurs richesses, de leurs industries, de leurs savoir-faire. Donc il est intéressant de voir que, oui, nous sommes face à un phénomène extrêmement pragmatique du côté des Anglo-saxons, reste à savoir si le reste de l'Occident —et en particulier de l'Europe occidentale- va suivre le mouvement ou va rester avec un coup de retard en disant "mais non, le libre échange est toujours bon!".»

Pour l'avocat et spécialiste des États-Unis, la nouveauté dans l'attitude économique des Américains ne réside pas simplement le fait qu'ils assument pleinement le protectionnisme, mais dans la fin du multilatéralisme avec la remise en cause des traités de libre-échange passés avec leurs partenaires économiques. Des traités tels que le TPP ou l'ALENA:

«On en revient à une vision extrêmement nationale des relations commerciales, en tout cas du point de vue des Américains», explique Olivier Piton.

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Un phénomène dont les dirigeants européens n'ont pas forcément pris toute la mesure, l'Europe restant —selon les mots d'Olivier Piton- «le marché le plus ouvert au libre-échange et à ce qu'on appelle le libéralisme assumé.» Pour Marc German, l'Europe doit à cet égard «se réveiller», rappelant la déclaration testamentaire de François Mitterrand à Georges Marc Benamou:

«La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l'Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort… apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde!»

Les États-Unis, en mauvaise santé économique, n'hésitent en effet pas à recourir à tous les moyens afin de s'assurer la sauvegarde de leur leadership dans les affaires mondiales. «C'est un pays qui dépense près de 2 milliards de dollars par jour pour son budget militaire, une étude récente démontrait que les États-Unis ont été en guerre 222 ans des 239 années de leur existence. Donc, sans la guerre leur économie s'effondre.» Un protectionnisme qui taisait son nom, maintenant assumé et plus «visible», selon Marc German, qui souligne l'utilisation du levier douanier:

«Quand on augmente les droits de douane de plus de 200% sur un avion, cela se voit, c'est ce que j'appelle une arme directe dans la guerre commerciale.»

Dans l'arsenal de cette guerre économique entre les deux rives de l'Atlantique, Marc German évoque également la Justice et les diverses réglementations américaines telles que ITAR (International Traffic in Arms Regulations), son impact sur les exportations d'équipements européens en matière de Défense ou de production satellites, sans oublier le coup de pouce fourni aux entreprises US par la NSA afin de leur permettre de décrocher des marchés à l'export.

«Avec les États-Unis, la seule règle qui prévale, c'est l'interprétation que les États-Unis font eux-mêmes de leur propres lois et règles qui sont totalement à géométrie variable. Donc tout cela se résume au rapport de force entre le pot de terre et le pot de fer.»

Cet expert en intelligence économique fustige à ce propos un «vide stratégique» au sein de l'Union, tant au niveau de ses États membres que du leadership européen lui-même et déplore une action politique à très court terme. «Dans nos démocraties européennes, il y a une élection majeure tous les 2 ans et demi à peu près, et le personnel politiques, les dirigeants, ont les yeux rivés sur cette échéance.»

«La globalisation et la libéralisation des échanges, finalement, font perdre toute prérogative aux États sur les orientations stratégiques de leurs économies. Il n'y a plus d'entreprises nationales, il n'y a plus de secteur préservé et donc les entreprises sont livrées à elles-mêmes face à une concurrence qui est une concurrence déloyale.»

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Des entreprises européennes qui, contrairement aux leaders politiques, semblent avoir perçu ce changement de donne à l'échelle mondiale. Ainsi, les entreprises de différents pays européens, mais aussi d'autres pays s'allient, fusionnent, afin de faire face à la concurrence féroce des multinationales américaines, lesquelles n'hésitent pas à utiliser à leur avantage les disparités fiscales au sein même de l'UE.
Airbus a même eu l'audace d'aller directement concurrencer son grand rival américain Boeing, à ses portes, en prenant le contrôle d'une filiale du Canadien Bombardier —dont les avions étaient sous le coup de surtaxes douanières des États-Unis.

«Il faut briser cette volonté d'un monde unipolaire, qui est au bénéfice d'un seul peuple, d'une seule nation et d'une seule économie. Sans quoi vous prenez le risque d'être totalement vassalisé et de déporter les centres de décision,»

explique Marc German, qui évoque le sort des fleurons nationaux rachetés par des entreprises étrangères et la perte de savoir-faire stratégiques, capitaux, à l'économie du pays. Notre expert cite notamment, dans l'aluminium, aujourd'hui secteur protégé aux États-Unis, le cas de Pechiney racheté lors d'une OPA en 2003 par son concurrent canadien Alcan. Un rachat boursier effectué suite à l'échec d'un projet de fusion, à trois avec le Suisse Algroup, auquel la Commission européenne s'était opposée par crainte d'un abus de position dominante.

«Pechiney était le leader mondial et aujourd'hui en France vous n'avez plus aucune compétence dans l'aluminium et c'est un pan entier d'un savoir-faire français qui a disparu.»

«Nous sommes en phase de désindustrialisation prononcée», insiste Olivier Piton qui ne désespère pas de voir à terme l'Union européenne réagir. En effet, cette désindustrialisation touche de plein fouet les classes moyennes qui se retrouvent aujourd'hui en phase de paupérisation. Des victimes de la globalisation, du «libéralisme assumé», toujours plus nombreuses et qui gonflent les rangs de ceux qui, «à gauche comme à droite, s'enlèvement justement contre ce libre échangisme, cette absence de véritable protectionnisme européen […] qui fait un mal fou à l'industrie européenne.»

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