Une tendance que confirme le dernier document de la Commission européenne, en date du 23 janvier 2017. Forte de son monopole d'initiative, l'organe exécutif de l'Union européenne enjoint les deux autres principales institutions communautaires — à savoir le Conseil et le Parlement — à adopter des mesures supplémentaires en matière de limitation des paiements en cash, dans le cadre du contrôle des liquidités transitant par l'Union. Objectif avoué: renforcer les mesures existantes dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d'argent ainsi que le financement du terrorisme.
« Un épisode de plus dans un processus d'éradication du cash », souligne Philipe Béchade, président des Econoclastes et analyste macro-économique à la Bourse au Quotidien, « en vue d'une numérisation intégrale des actifs détenus par les particuliers. »
Notre expert fait le parallèle entre cette politique anti-liquidités et les récents règlements européens en matière de renflouement des banques en cas de crise ou de faillite. Une référence à la BRRD (Bank Recovery and Resolution Directive), transposée par ordonnance dans le droit français, en catimini, un 21 août 2015 et introduisant certaines mesures dites de « Bail-in », ou « sauvetage interne » (en opposition au « Bail-out », lorsque le sauvetage des banques est alors de source externe: c.-à-d. le contribuable) permettant aux banques de se renflouer grâce aux dépôts de particuliers. « L'épargnant, étant un créancier de la banque, peut voir ses actifs saisis », rappelle notre expert.
Permettre aux banques de se renflouer auprès de ses clients, une mesure adoptée par l'Union européenne dans la foulée de la crise financière chypriote (2012 — 2013) et le précédent créé par la Banque Centrale de l'île, qui avait autorisé la principale banque, Bank of Cyprius, à ponctionner les dépôts de ses épargnants de plus de 100 000 € à hauteur de 47,5 %, ainsi qu'à en geler une autre tranche. Des mesures alors elles-mêmes prises dans le cadre d'un plan de sauvetage européen du secteur financier de Chypre.
Mais si « seulement » les comptes d'épargne de plus de 100 000 € sont concernés, certains économistes, comme Philippe Herlin, chargé de cours au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), redoutent que — dans la pratique — une telle mesure ne s'applique purement et simplement à tous les comptes clients, tant des particuliers que des entreprises.
Rappelons que dans le cas de la France, la dette de toutes les administrations publiques, s'élève aujourd'hui à 2 185 milliards d'euros, ce qui n'est pas sans conséquence sur le budget de la nation.
Il faut également évoquer le fait que, dans le cadre de cette guerre contre le cash, les autorités de certains pays ne s'attèlent pas uniquement à limiter l'autorisation de payer en liquid, mais également à son accès pour certains acteurs économiques — en d'autres termes, limiter le droit à disposer de son épargne — tout cela alors qu'apparaissent des prérogatives permettant à d'autres acteurs économiques de saisir des fonds sur des dépôts privés en cas de crise.
Exemple flagrant de la France: en mars 2015, toujours sous couvert de lutte anti-terroriste, Michel Sapin alors ministre des Finances, fit passer la limite autorisée pour les paiements en liquide de 3 000 à 1 000 € pour les résidents fiscaux, et de 15 000 à 10 000€ pour les non-résidents. Des limitations inexistantes dans d'autres pays de l'Union, comme l'Autriche, Chypre, l'Islande, la Lituanie, la Lettonie, Malte ou encore la Slovénie, où tous restent encore libres d'acheter en liquide, quel que soit le montant.
Autre exemple de mesure gouvernementale restrictive, validée par le Conseil constitutionnel le 8 décembre dernier, cette fois-ci sous la forme d'un amendement socialiste à la loi Sapin 2: la possibilité pour le Haut conseil de stabilité financière (HCSF), sur proposition du gouverneur de la Banque de France, de geler pour une période illimitée (3 mois renouvelables) tous les mouvements (versements ou le retrait de fonds) sur les contrats d'assurance-vie des Français en cas de crise ou de remontée rapide des taux d'intérêt.
Philippe Béchade souligne d'autres aspects d'une société sans cash:
« Outre le fait de pouvoir se servir, ce que beaucoup de gens ignorent, c'est que leurs dépôts bancaires — le salaire qui est viré tous les mois — c'est une créance sur la banque, si la banque est en difficulté, comme toute créance, elle risque de ne pas être remboursée. »
L'économiste met également en garde contre le risque de « l'application des rendements négatifs aux liquidités, inscrite sur un compte bancaire », c'est-à-dire de voir des épargnants tentés de retirer leur argent, par crainte de voir leur épargne coûter plus qu'elle ne rapporte: les frais de gestion dépassant alors le rendement du capital placé. Une situation, comme le rappelle Philippe Béchade, observée au Danemark et en Suisse.
L'invitation de la Commission à légiférer contre les liquidités n'est, globalement, pas surprenante, s'inscrivant dans une démarche, un mouvement, observable à l'échelle mondiale. Nous pouvons citer notamment le cas du Canada, où la Banque Nationale (BNC), a incité en novembre 2015 le gouvernement du Québec à prendre exemple sur la Suède et le Danemark et à accélérer le tournant vers la monnaie numérique, le tout au nom de la traçabilité et de la lutte contre la fraude fiscale. Un mouvement qui affecte également l'Afrique, comme en Somalie ou au Kenya, où les transferts d'argent via mobile sont devenus monnaie courante.
Reste à savoir si ces mesures seront efficaces… Mohamed Lahouaiej Bouhlel, jeune ressortissant tunisien de 31 ans, s'est-il posé la question de payer en cash ou en Carte Bleue lorsqu'il a loué à Saint-Laurent-du-Var (à côté de l'aéroport de Nice), le 11 juillet dernier, le camion de 19 tonnes qu'il utilisera quelques jours plus tard pour écraser 84 personnes sur la promenade des Anglais?