"Depuis 2002, on assiste véritablement à un processus +d'absorption+ de la presse par le gouvernement de l'AKP, par différents moyens: le rachat des titres, comme dans le cas du journal Sabah en 2007, qui a été racheté par le propre gendre d'Erdogan. Ensuite, c'est aussi la méthode de la +neutralisation+; le grand groupe Dogan, qui est plutôt d'obédience laïque et à qui appartient le journal Uriyet, a été victime de plusieurs redressements fiscaux, ce qui l'a obligé à diminuer l'intensité de ses attaques contre l'AKP.
Tout cela provoque l'autocensure des journalistes et la prudence des grands patrons de ces groupes qui sont généralement liés à des holdings qui ne travaillent pas simplement dans le domaine de la presse et des médias, mais aussi dans le domaine du BTP… et vous savez que pour remporter un marché public il faut être plutôt en bons termes avec le gouvernement en place."
Une "confiscation par le pouvoir" avait condamné les journalistes de Zaman alors que la police dispersait à coup de canon à eau la foule rassemblée, le soir même de la décision de justice, devant le siège de la rédaction pour en bloquer l'accès. Dès le tirage suivant, la ligne éditoriale était pour le moins "différente" de celle à laquelle les lecteurs de ce quotidien étaient habitués.
Une stratégie qui ne date pas d'hier. Ainsi, les forces de l'ordre turques avaient-elles pris d'assaut les sièges des chaînes de télévisions Bugün TV et Kanaltürk quelques jours après la victoire de l'AKP aux élections.
"Simplement, ce qu'on peut dire et il faut mettre un bémol, c'est qu'en Turquie la diversité de la presse est très grande et même beaucoup plus grande que dans nos pays occidentaux et dans un pays comme la France. Et que la France serait quand même malvenue de donner des leçons de démocratie ou de pluralisme à la Turquie dans la mesure où elle-même a ses grands oligarques dans le domaine de la presse: on peut citer M. Drahi, qui possède BFMTV, l'Express ou Libération, Mathieu Pigasse qui possède le Monde ou Dassault avec le Figaro…"
Alors, comment expliquer la posture plutôt conciliante des médias occidentaux vis-à-vis de la situation en Turquie? Si des articles paraissent régulièrement concernant les emprisonnements de journalistes dans le pays, peu sont issus de grands quotidiens, de médias mainstream, qui habituellement sont les premiers à s'indigner des atteintes portées à la liberté de la presse et d'expression, notamment en Russie.
"La couverture médiatique est très ambivalente: on peut dire qu'entre 2002 et 2011, la presse occidentale a été globalement favorable à l'AKP. L'AKP était présentée comme un parti démocratique, pro-européen et inversement les kémalistes, étaient présentés comme des intégristes de la laïcité, nationalistes et conservateurs. C'est ce qui ressortait de la presse à cette époque. Et, malgré tout, on a assisté à un virage à partir de 2011, où la presse occidentale est devenue beaucoup plus critique, et les comparaisons entre Erdogan et Poutine sont devenues plus nombreuses.
Simplement ce qu'il faut comprendre, c'est que les journalistes et notamment les correspondants en place présents en Turquie sont relativement prudents dans leurs critiques, car pour eux il y a une question d'accréditation… On l'a encore vu récemment avec une journaliste hollandaise d'origine turque, ou des journalistes allemands, qui se sont fait retirer leurs passeports ou qui ont été interdits d'accès au territoire turc."
Une situation dans laquelle c'est justement retrouvé Toural Kerimov, le rédacteur en chef de l'agence Sputnik Turkiye, qui s'est vu interdit d'entrée sur le territoire turc.
Une situation dénoncée par le "Comité pour la protection des journalistes", l'ONG qui a adressé une lettre au ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavucoglu, l'enjoignant à cesser la censure de l'agence Sputnik, dont le site est bloqué dans le pays depuis le 14 avril.
Quant aux kémalistes auparavant si décriés, ils sont pourtant ceux qui défendent la laïcité chère à la France et s'opposent au virage "religieux" qu'Erdogan souhaite donner à la constitution turque. Ce projet est sur les rails depuis 2010 et le "oui" massif des Turcs au référendum entérinant son principe. Une révision constitutionnelle qui va notamment renforcer les pouvoirs du président. "Un pas dans la bonne direction" avait d'ailleurs salué l'Union européenne, qui percevait d'un bon œil l'affaiblissement de l'emprise de l'armée sur la société turque.
"Il y a aussi un problème géopolitique, c'est que la Turquie est membre de l'OTAN; la Turquie fait face à Bachar al Assad et donc fait face à la Russie, elle est dans le même camp que les puissances occidentales, donc il y a malgré tout une certaine retenue de la part de certains grands groupes médiatiques dans leurs analyses sur la Turquie."
Ce qui n'est certes pas le cas à l'encontre de la Russie, par exemple. Alors qu'Européens et Américains renforcent les moyens alloués à contrer la "propagande" des médias russes, aiment critiquer le gouvernement russe pour les atteintes à la liberté d'expression de la presse dans le pays, la Turquie — membre de l'OTAN — est en passe d'éliminer purement et simplement la diversité journalistique dans son pays, dans un silence assourdissant.
Ainsi, le Monde a, dans un éditorial très engagé, souligné le "mauvais signal" envoyé à Vladimir Poutine par l'Assemblée nationale qui venait de préconiser la levée des sanctions contre la Russie, regrettant en somme le possible abandon d'un levier contre le Kremlin dans la résolution de la crise ukrainienne…
Concernant la Turquie, ne faudrait-il pas également un "levier" à l'heure où la Turquie ne se prive pas de faire pression — pour ne pas parler de chantage — sur l'UE dans la crise des migrants, obtenant en échange de son hypothétique aide des milliards bien réels et la suppression des visas entre les deux entités? Le tout, donc sur fond de musellement de la presse nationale et des correspondants internationaux, qui n'émeut pas outre mesure les médias occidentaux.
Une satire qualifiée par le vice-premier ministre turc Numan Kurtulmus de "grave crime contre l'humanité". Des déclarations aussi farfelues que celles du Premier ministre Ahmet Davutoglu, qui affirme qu'en Turquie, "aucun journaliste n'est emprisonné en raison de son métier". Voilà qui a dû rassurer les rédactions européennes. Plus c'est gros plus ça passe…
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