Il y a six ans, j'ai créé un faux compte Facebook pour étudier les pages des djihadistes. Je n'avais aucun but concret — je le faisais pendant mon temps libre par pure curiosité. Je travaille pour un hebdomadaire parisien et j'écris souvent sur le Moyen-Orient. Je me suis toujours demandée comment le recrutement sur Internet se passait, comment on envoyait des jeunes filles naïves droit en enfer.
J'ai été surprise de voir à quel point il était facile de se faire des amis parmi les moudjahidines sur Facebook. Il est facile de les déceler par le mot "Abou" (en arabe — "père") qu'ils ajoutent à leurs noms fictifs. J'ai ajouté comme amis des centaines de moudjahidines, ai publié sur ma page des extraits du Coran en arabe (mais seulement ceux qui appellent à la paix) — et mon profil était tout à fait convaincant. Ensuite, j'ai aussi partagé quelques articles critiquant le président Bachar al-Assad pour l'utilisation d'armes chimiques en Syrie. C'est probablement la seule chose que j'ai en commun avec l'État islamique — eux, comme moi, condamnent Assad.
Après avoir étudié les profils, j'ai compris que les djihadistes virtuels pouvaient être divisés en deux catégories. Les premiers sont, pour ainsi dire, des "cœurs purs". Ils sont soit très croyants, soit naïfs, soit simplement incultes. Ils croient sincèrement qu'ils ont font quelque chose de grand et de bien. Mais ils sont peu nombreux. Les seconds sont très narcissiques. Leur ego est surdimensionné, ils aspirent à la gloire et sont sûrs de devenir des stars en devenant djihadistes. Ils ont déjà été en prison et en Europe, il n'y a pas d'avenir pour eux — que des regards accusateurs. J'avais étudié, pour mon travail, les habitants des banlieues défavorisées et j'avais vu pas mal de criminels qui n'avaient rien à voir avec la religion mais devenaient islamistes, ne voyant pas d'autre issue. En Syrie il n'y aura pas de prison, personne ne leur reprochera leur passé: au contraire, là-bas, ils seront respectés. C'est beaucoup plus cool que la PlayStation.
Je connaissais déjà beaucoup d'histoires de jeunes filles qui partaient en Syrie en suivant les djihadistes. Ces filles se divisaient en trois catégories. Les premières le faisaient simplement pour retrouver un goût de la vie quelconque, pour échapper à la grisaille de leur quartier. Les deuxièmes voulaient devenir des stars: en France, tu n'es que la fille d'une famille pauvre, et si un combattant s'intéresse à toi tu accèdes à un statut beaucoup plus élevé. Et les troisièmes sont des jeunes filles sensibles, vulnérables et complètement perdues dans la vie. J'ai choisi la troisième catégorie parce qu'elle me ressemblait le plus. J'ai dit avoir 20 ans — les filles à cet âge pensent beaucoup à l'avenir, et il est facile de leur bourrer la tête. J'ai ajouté que j'avais grandi sans père et que ma mère ne s'occupait pas de moi, que j'étais seule et malheureuse.
J'ai eu peur: et si je disais quelque chose de faux et me trahissais? J'ai quand même dix ans de plus que la Mélanie fictive. Mais il n'a pas eu de soupçons. Devant moi il y avait un homme propre et soigné avec un smartphone très cher. Il téléphonait de sa voiture, et pour m'assurer qu'il se trouvait réellement en Syrie, j'ai demandé de diriger sa caméra vers la rue. Il l'a fait, et j'ai vu des ruines. Ensuite, la voiture s'est arrêtée, des combattants s'en sont approchés, et il a commencé à donner des ordres en français.
Abou Bilel a promis que dès que je me déplacerais en Syrie, je vivrais comme une princesse: je serais riche, j'aurais une maison splendide, et que les femmes de tous ses amis attendaient mon arrivée avec impatience. Il se vantait de sa position élevée dans la hiérarchie de Daech. En réponse, je lui ai raconté que j'avais quitté l'école à l'âge de 17 ans, mais que je voulais reprendre les classes et devenir infirmière. Il a répondu que je n'avais pas besoin de classes et qu'il pouvait me procurer un poste d'infirmière sans cela. Il a dit que j'allais aider les orphelins et les combattants mutilés par la guerre.
Bien évidemment, je n'avais l'intention de partir nulle part. Je savais parfaitement que c'était un aller simple. Mais cela ne nous empêchait pas de tirer des plans. Abou Bilel expliquait que j'irais d'abord à Amsterdam pour effacer les traces et n'éveiller aucun soupçon. Je devais jeter mon ancien téléphone portable et en acheter un autre pour lui communiquer l'heure d'arrivée à Istanbul. J'étais censée être rencontrée par une accompagnatrice — il l'appelait "Maman" — avec qui je m'envolerais en Syrie. Il donnait des instructions précises: ne pas prendre l'avion en hijab, mais le cacher dans la valise, ne pas laisser de notes, ne pas essayer d'expliquer quoi que ce soit à la famille — simplement disparaître. Et ne pas oublier de lui acheter au duty free le parfum Chanel Egoïste.
Au dernier moment j'ai tout de même décidé d'aller jusqu'à Istanbul — je voulais vraiment voir "Maman", regarder dans les yeux de cette femme. J'étais déjà arrivée jusqu'à Amsterdam quand Abou Bilel a expliqué que "Maman" ne pourrait pas me rencontrer. Je devais me rendre à Istanbul, acheter en espèces un billet jusqu'à Şanlıurfa au sud de la Turquie pour y recevoir de nouvelles instructions. Pour m'encourager il a ajouté: "Ne t'inquiète pas, des dizaines d'Européens font cette route chaque semaine". J'ai alors pris l'avion mais à destination de Paris, et non d'Istanbul.
On dit qu'en novembre dernier Abou Bilel a été tué, mais je vis toujours sous protection, et après l'attentat contre Charlie Hebdo je suis protégée par une équipe de policiers armés jusqu'aux dents. Je quitte toute de même mon domicile en dépit des avertissements. Mais désormais, je dois cacher mon visage.