Dans la peau d'une femme de djihadiste

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La journaliste française Anna Erelle raconte comment elle est devenue la femme virtuelle d'un djihadiste - Sputnik Afrique
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La journaliste française Anna Erelle raconte à Esquire comment elle a rencontré sur Internet un combattant de Daech, est devenue la "femme virtuelle d'un djihadiste", est presque allée en Syrie et vit désormais sous protection policière.

Il y a six ans, j'ai créé un faux compte Facebook pour étudier les pages des djihadistes. Je n'avais aucun but concret — je le faisais pendant mon temps libre par pure curiosité. Je travaille pour un hebdomadaire parisien et j'écris souvent sur le Moyen-Orient. Je me suis toujours demandée comment le recrutement sur Internet se passait, comment on envoyait des jeunes filles naïves droit en enfer.

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Dans la section "À propos" j'ai écrit: je m'appelle Mélanie, j'habite à Toulouse (à l'époque j'y habitais réellement). Il n'y avait pas plus d'information sur moi, je n'ai pas indiqué mon âge non plus. En photo du profil, j'ai mis la princesse Jasmine du dessin animé de Disney, Aladdin.

J'ai été surprise de voir à quel point il était facile de se faire des amis parmi les moudjahidines sur Facebook. Il est facile de les déceler par le mot "Abou" (en arabe — "père") qu'ils ajoutent à leurs noms fictifs. J'ai ajouté comme amis des centaines de moudjahidines, ai publié sur ma page des extraits du Coran en arabe (mais seulement ceux qui appellent à la paix) — et mon profil était tout à fait convaincant. Ensuite, j'ai aussi partagé quelques articles critiquant le président Bachar al-Assad pour l'utilisation d'armes chimiques en Syrie. C'est probablement la seule chose que j'ai en commun avec l'État islamique — eux, comme moi, condamnent Assad.

Après avoir étudié les profils, j'ai compris que les djihadistes virtuels pouvaient être divisés en deux catégories. Les premiers sont, pour ainsi dire, des "cœurs purs". Ils sont soit très croyants, soit naïfs, soit simplement incultes. Ils croient sincèrement qu'ils ont font quelque chose de grand et de bien. Mais ils sont peu nombreux. Les seconds sont très narcissiques. Leur ego est surdimensionné, ils aspirent à la gloire et sont sûrs de devenir des stars en devenant djihadistes. Ils ont déjà été en prison et en Europe, il n'y a pas d'avenir pour eux — que des regards accusateurs. J'avais étudié, pour mon travail, les habitants des banlieues défavorisées et j'avais vu pas mal de criminels qui n'avaient rien à voir avec la religion mais devenaient islamistes, ne voyant pas d'autre issue. En Syrie il n'y aura pas de prison, personne ne leur reprochera leur passé: au contraire, là-bas, ils seront respectés. C'est beaucoup plus cool que la PlayStation.

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De temps en temps je recevais des messages des djihadistes — ils demandaient si j'avais un copain. Mais c'étaient des jeunes de 20 à 30 ans. Je savais qu'à Daech, les hauts postes étaient occupés seulement par les plus âgés et, ne voulant pas avoir affaire à des "petits", j'ignorais leurs messages. Mais un soir d'avril, vers dix heures, j'ai reçu un message: "Assalamu alaykum, sœur. Es-tu musulmane? Que penses-tu des moudjahidines? Veux-tu aller en Syrie?" C'était Abou Bilel, le bras droit du chef de l'État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi. Je lui ai répondu que je m'étais convertie récemment à l'islam, que je voulais être une bonne musulmane et j'ai mis plein de smileys. Cela lui a clairement plu.

Je connaissais déjà beaucoup d'histoires de jeunes filles qui partaient en Syrie en suivant les djihadistes. Ces filles se divisaient en trois catégories. Les premières le faisaient simplement pour retrouver un goût de la vie quelconque, pour échapper à la grisaille de leur quartier. Les deuxièmes voulaient devenir des stars: en France, tu n'es que la fille d'une famille pauvre, et si un combattant s'intéresse à toi tu accèdes à un statut beaucoup plus élevé. Et les troisièmes sont des jeunes filles sensibles, vulnérables et complètement perdues dans la vie. J'ai choisi la troisième catégorie parce qu'elle me ressemblait le plus. J'ai dit avoir 20 ans — les filles à cet âge pensent beaucoup à l'avenir, et il est facile de leur bourrer la tête. J'ai ajouté que j'avais grandi sans père et que ma mère ne s'occupait pas de moi, que j'étais seule et malheureuse.

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Le vrai nom d'Abou Bilel est Rachid, il a 38 ans, il est Français avec des racines algériennes, il a grandi dans le Nord de la France et au début des années 2000, il est parti faire la guerre en Irak. Quand il m'a contacté il vivait dans la ville syrienne de Raqqa, la capitale de l'État islamique où il luttait et recueillait des impôts. Il est passé à l'offensive dès le premier message: "Très bien, prépare-toi pour le djihad. Tu seras désormais sous mon aile". Bilel se comportait de manière agressive et ne pensait même pas à respecter mes limites personnelles. Bientôt, il m'envoyait déjà ses photos, et trois jours après notre connaissance, il m'a proposé de parler sur Skype.

J'ai eu peur: et si je disais quelque chose de faux et me trahissais? J'ai quand même dix ans de plus que la Mélanie fictive. Mais il n'a pas eu de soupçons. Devant moi il y avait un homme propre et soigné avec un smartphone très cher. Il téléphonait de sa voiture, et pour m'assurer qu'il se trouvait réellement en Syrie, j'ai demandé de diriger sa caméra vers la rue. Il l'a fait, et j'ai vu des ruines. Ensuite, la voiture s'est arrêtée, des combattants s'en sont approchés, et il a commencé à donner des ordres en français.

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Nous avons alors commencé à parler tous les soirs. Avant nos conversations, je retirais tout mon maquillage pour paraître plus jeune et je mettais un voile. Je ne me préparais pas spécialement, j'improvisais. J'essayais seulement de ne pas confondre les détails. Abou Bilel me racontait sa journée, combien de personnes il avait tué, comment il avait participé à des exécutions et des tortures. Après nos conversations, je vérifiais pendant des heures l'exactitude de ses histoires. Tout était correct — le nombre de morts, le lieu et l'heure des combats. Je suis vite devenue une vraie star de la communauté djihadiste. J'ai commencé à recevoir beaucoup de messages de filles qui faisaient déjà leurs valises pour aller en Syrie où leur futur mari les attendait. La femme la plus âgée avec qui je parlais avait 29 ans. La plus jeune — 16. Les jeunes filles demandaient si elles devaient prendre des culottes séduisantes: "Je veux plaire à mon mari, mais je ne veux pas qu'il me prenne pour une prostituée". Certaines étaient préoccupées par des questions d'hygiène: "Est-ce que je dois prendre avec moi plus de tampons?" Il n'y avait pas une seule question sur la religion. Difficile de dire combien de jeunes filles s'en vont comme ça en Syrie. Il paraît qu'il n'y en a pas beaucoup mais qu'elles deviennent de plus en plus nombreuses. Le plus grand pourvoyeur d'épouses pour les djihadistes est la Belgique, suivie par le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne et le Danemark.

Abou Bilel a promis que dès que je me déplacerais en Syrie, je vivrais comme une princesse: je serais riche, j'aurais une maison splendide, et que les femmes de tous ses amis attendaient mon arrivée avec impatience. Il se vantait de sa position élevée dans la hiérarchie de Daech. En réponse, je lui ai raconté que j'avais quitté l'école à l'âge de 17 ans, mais que je voulais reprendre les classes et devenir infirmière. Il a répondu que je n'avais pas besoin de classes et qu'il pouvait me procurer un poste d'infirmière sans cela. Il a dit que j'allais aider les orphelins et les combattants mutilés par la guerre.

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Un jour, je lui ai demandé comment les jeunes femmes de 20 ans se divertissaient en Syrie, mais il s'est mis en colère et m'a dit que j'étais une mauvaise musulmane si cela m'intéressait. J'ai compris que j'étais vouée à attendre mon mari à la maison toute la journée et me faire belle pour son arrivée. Bilel répétait tout le temps que je n'avais aucun avenir en France, et que quand j'arriverais enfin en Syrie la fête commencerait dans ma rue. Il ne parlais pas au conditionnel, mais toujours de "quand" je viendrais.

Bien évidemment, je n'avais l'intention de partir nulle part. Je savais parfaitement que c'était un aller simple. Mais cela ne nous empêchait pas de tirer des plans. Abou Bilel expliquait que j'irais d'abord à Amsterdam pour effacer les traces et n'éveiller aucun soupçon. Je devais jeter mon ancien téléphone portable et en acheter un autre pour lui communiquer l'heure d'arrivée à Istanbul. J'étais censée être rencontrée par une accompagnatrice — il l'appelait "Maman" — avec qui je m'envolerais en Syrie. Il donnait des instructions précises: ne pas prendre l'avion en hijab, mais le cacher dans la valise, ne pas laisser de notes, ne pas essayer d'expliquer quoi que ce soit à la famille — simplement disparaître. Et ne pas oublier de lui acheter au duty free le parfum Chanel Egoïste.

Au dernier moment j'ai tout de même décidé d'aller jusqu'à Istanbul — je voulais vraiment voir "Maman", regarder dans les yeux de cette femme. J'étais déjà arrivée jusqu'à Amsterdam quand Abou Bilel a expliqué que "Maman" ne pourrait pas me rencontrer. Je devais me rendre à Istanbul, acheter en espèces un billet jusqu'à Şanlıurfa au sud de la Turquie pour y recevoir de nouvelles instructions. Pour m'encourager il a ajouté: "Ne t'inquiète pas, des dizaines d'Européens font cette route chaque semaine". J'ai alors pris l'avion mais à destination de Paris, et non d'Istanbul.

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Quand Abou Bilel a téléphoné de nouveau, il était très en colère et a averti que me retrouver et me tuer ne lui posait pas de problèmes. Puis est paru mon article sous le pseudonyme Anna Erelle et les malédictions et les menaces ont commencé à arriver sur mes comptes personnels. Ma famille était terrifiée, j'ai dû changer plusieurs fois de numéro de téléphone, puis la rédaction a décidé de me cacher pendant un mois et demi en Amérique latine. Toutefois, les menaces arrivaient même jusque là-bas. De retour, j'ai bénéficié d'une garde rapprochée. La police avait même pris mon chien — c'est une race rare et ils ont décidé que j'étais ainsi trop facile à identifier.

On dit qu'en novembre dernier Abou Bilel a été tué, mais je vis toujours sous protection, et après l'attentat contre Charlie Hebdo je suis protégée par une équipe de policiers armés jusqu'aux dents. Je quitte toute de même mon domicile en dépit des avertissements. Mais désormais, je dois cacher mon visage.

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