Pourtant, loin de « l'émotionnel-militant » qui a envahi nombre de rédactions, il convient de revenir sur le personnage et sa réelle stature politique en Russie, pour comprendre sa mort dans un contexte politique russe complexe, tant sur le plan intérieur qu'extérieur, analyse d`Alexandre Latsa.
Proche du pouvoir et de la grande mouvance réformatrice qui émana de la fin de l'Union soviétique, Boris Nemtsov est issu d'une famille célèbre en Russie puisqu'il serait le petit-neveu de Yakov Sverdlov, révolutionnaire et homme politique russe qui aurait donné en 1918 l'ordre d'assassiner le tsar Nicolas II et toute la famille impériale.
Boris Nemtsov se lança en politique et bénéficia fortement des chaotiques années 90, puisqu'il fut premier gouverneur de l'Oblast de Nijni-Novgorod de 1991 à 1997 avant d'être ministre de l'Énergie sous Boris Eltsine. A l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999, il s'investit de plus en plus activement dans l'opposition libérale en Russie, une opposition libérale dont le poids politique allait systématiquement et régulièrement s'amenuiser au cours des années qui suivirent.
Boris Nemtsov, l'éternel perdant
J'ai croisé Boris Nemtsov par hasard, au cœur de l'hiver 2011, devant la station de métro Tretiakovskaïa. Il devait être 20h et il était sous la neige avec un petit groupe de supporters et quelques journalistes étrangers qui tentaient de l'interroger en anglais. Il leur répondit sèchement en « leur demandant de parler russe car on était en Russie », visiblement pour ne pas se faire reprocher une fois de plus de ne s'adresser qu'au public occidental. En quelques minutes, un petit groupe de jeunes militants sans doute pro-Kremlin l'encercla avec des pancartes le caricaturant, mettant fin à cette brève action politique. Boris Nemtsov s'enfuit littéralement en courant dans une rue adjacente (Malaya Ordinka) et rentra dans un immeuble où il disparut.
L'agonie des partis libéraux en Russie, corollaire de l'émergence d'un monde non-unipolaire
Cet amenuisement de l'influence des partis politiques russes pro-occidentaux en Russie accompagna la tendance mondiale lourde de cette période qui, s'accentuant avec le pivot de 2008, permit à de nombreux commentateurs d'envisager la fin de la domination américaine et occidentale sur le monde.
Très logiquement, la tension entourant la Russie augmenta considérablement durant cette période. Les tentatives de déstabilisation politique s'accentuèrent en Russie, notamment en 2011 et 2012, tandis que dans le même temps, la pression aux frontières russes s'accentua, tant en raison du bouclier anti-missile que du coup d'Etat organisé par les Occidentaux en Ukraine qui amena la guerre aux frontières russes.
La piste ukrainienne?
C'est la piste ukrainienne qui est sans aucun doute la plus troublante dans la carrière politique de Boris Nemtsov. Tout comme d'autres oligarques, tel Boris Berezovsky, Boris Nemtsov avait largement contribué à soutenir le mouvement orange en Ukraine, devenant même conseiller du président Iouchtchenko en 2005 avant de se brouiller avec Kiev pour d'obscures raisons, vraisemblablement politico-financières.
Preuve de ses piètres capacités politiques et d'une clairvoyance lacunaire, voilà ce qu'il affirmait en 2005 aux journalistes russes qui l'interrogeaient: « Je peux dire avec assurance que d'ici cinq ans, le peuple ukrainien vivra mieux qu'en Russie (…) et cela sans gaz ni pétrole. Dans à peu près sept ans (soit en 2012), l'Ukraine entrera dans l'Union européenne, et tous les Ukrainiens auront un passeport Schengen. Et nous, les Russes, nous les envierons ».
Cinq ans plus tard la situation s'est avérée tout autre, puisque les Ukrainiens ont démocratiquement élu Viktor Ianoukovich à la tête de l'Etat lors de l'élection présidentielle de 2010. Huit ans plus tard, soit en 2013, c'est un coup d'Etat accompagné qui allait déclencher une guerre civile et plonger le pays dans une crise politique et économique qui menace désormais son existence même en tant qu'Etat. Dans le même temps, ce sont près d'un million d'Ukrainiens qui dans l'année sont venus chercher refuge en Russie dans l'espoir de pouvoir y travailler ou échapper à la guerre.
Déstabiliser une Russie qui gagne sur tous les fronts?
L'assassinat de Nemtsov, s'il ne relève pas d'un motif purement crapuleux, mais politique (espérons que l'enquête le démontrera) soulève bien des questions. La première qui vient à l'esprit est: à qui profite ce crime? Pour ce faire, il faut prendre en compte la situation de la Russie sur les divers fronts ou elle est engagée et attaquée, et où elle affiche quasiment partout une position de vainqueur.
— La Russie semble sur le point de contribuer à une résolution active du problème syrien en évitant la chute du régime et la désintégration cataclysmique de la région qui en aurait résulté.
— Le pays poursuit sa diplomatie économique et militaire au Moyen-Orient en signant de très lourds accords avec l'Egypte, l'Irak et la Turquie.
— Moscou vient de reconduire avec Chypre un accord militaire de haute ampleur en matière de défense, autorisant les navires de guerre russes à mouiller dans les ports chypriotes et à utiliser les installations militaires de l'île. Ce faisant, elle consolide sa position en Méditerranée et au cœur de l'UE!
— En Asie, Moscou conforte et renforce toutes ses positions, que l'on pense aux accords économiques lourds avec la Chine, l'Inde et la Corée. Vietnam et Inde devraient en outre rejoindre la zone de libre-échange de l'Union douanière.
— Mais surtout, Moscou semble sortir vainqueur du piège ukrainien, puisqu'elle a soutenu les accords de Minsk en faisant pression sur les séparatistes ukrainiens, et contraint les puissances de la vieille Europe à agir diplomatiquement en court-circuitant Bruxelles, et surtout Washington.
— La Russie semble enfin avoir réussi à franchir le cap de la crise économique dans laquelle elle s'était retrouvée, puisque le rouble ne s'est pas effondré, contrairement aux prévisions catastrophistes de la majorité des experts, et alors que certains économistes envisagent désormais même l'amélioration progressive de la situation économique en Russie.
A qui profite l'assassinat de Boris Nemtsov?
Si l'on peut se poser des questions sur le niveau de « professionnalisme » de cet assassinat qui semblait très préparé et a été exécuté sans failles, on peut aussi se demander pourquoi il est survenu la veille d'une grande marche d'opposition.
Pour le pouvoir russe, Boris Nemtsov ne présentait pas la moindre menace, son influence politique étant devenue quasi-nulle. Soyons clairs: avec 85% de soutien au sein de la population et un printemps qui semblait préfigurer une stabilisation de la situation économique intérieure, ainsi qu'une amorce de règlement du conflit ukrainien, les autorités russes n'avaient aucune raison de prendre le moindre risque en s'attirant les foudres de la communauté internationale, et en faisant de nouveau passer la Russie pour un pays sans règles, anarchique et violent.
Quoi qu'il en soit, une chose est certaine: l'odieux assassinat de Boris Nemtsov est sans aucun doute l'un des événements politiques les plus importants de la Russie post-soviétique. Non pas en raison de l'influence politique de ce dernier, mais parce que cette mort qui symbolise la fin d'une ère: celle des années 90, une époque dont le peuple russe ne veut plus.
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