La crise ukrainienne a révélé ce complexe, cela d'autant plus que les pourparlers du 6 février qui ont réuni Hollande, Merkel et Poutine à Moscou ont bien montré que les dirigeants européens auraient enfin compris qu'ils s'était trompés de chemin en ayant soutenu une guerre en pleine Europe contre l'Europe donc contre leurs propres intérêts. Seulement voilà: cette prise de conscience, n'intervient-elle pas trop tard?
La rencontre du 6 février ne saurait être analysée en dehors de la conférence de Munich du 7 février où l'on a vu le ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, durcir le ton et le Président ukrainien, Piotr Porochenko, agiter des passeports russes appartenant, selon ses propos, aux soldats de l'armée régulière russe présents dans le Donbass. Hélas pour lui, M. Porochenko ignorait que les soldats russes se voient retirer leur passeport pour toute la durée de leur service.
Cet exemple en somme assez cocasse qui dessert la crédibilité des preuves apportées par Kiev est plus important qu'on ne le croirait puisqu'il reflète toute la misère non seulement de la propagande ukrainienne mais aussi occidentale. De toute façon, l'un est un copier-coller de l'autre. Cette misère argumentative fait pendant à la faiblesse diplomatique de l'UE à son tour reflété par la mise en garde très originale de François Hollande: « Si nous ne parvenons pas à trouver non pas un compromis mais un accord durable de paix, et bien nous connaissons parfaitement le scénario: il a un nom, il s'appelle la guerre ».
Ce qui se passe dans le Donbass ne serait donc pas une guerre, juste un petit galop d'essai sans grandes conséquences. Il est vrai que 50.000 morts — un chiffre provenant du renseignement allemand —, des dizaines de milliers de blessés et quelques millions de réfugiés en l'espace de neuf mois, c'est trop peu pour une vraie guerre.
Nous en venons au coeur du problème: l'UE et les USA ne sont plus unis dans leur vision du dossier ukrainien. Dans l'une de ses dernières analyses, Jacques Sapir met brillamment en relief cette rupture emblématique en supposant dans sa conclusion, sans doute dans une logique de scénario idéal, que les USA rallieraient leurs bannières à celles de l'UE en devenant « partie prenante de la solution politique » ce qui à terme leur permettrait de « se concentrer sur d'autres problèmes [en reprenant] le dialogue nécessaire avec la Russie sur la question des armes nucléaires ». Cette sage suggestion, partagée par beaucoup d'experts sensés tels que Jean-Pierre Chevènement ou Hélène Carrère d'Encausse, est malheureusement irréaliste. Si ce n'était pas le cas, jamais le Maïdan n'aurait eu lieu, preuve a contrario récemment formulée par Henry Kissinger — réservé jusqu'ici dans son appréciation de la question ukrainienne — et Noam Chomsky qui appellent tous deux à une désescalade immédiate afin d'éviter « une tragédie historique ». Nous constatons le contraire. Pourquoi?
Les intérêts poursuivis par les USA sont d'une envergure autrement plus importante et complexe rappellant un jeu d'échec sur plusieurs échiquiers à la fois. Ces échiquiers n'ont pas surgi subitement, le jeu ayant commencé aux alentours de 2003 avec la conception de drones hypersoniques essayés, sans grand succès, en 2011. La situation est en passe de changer comme en témoigne la précipitation des USA à neutraliser la défense nucléaire russe en nette violation, comme l'a remarqué Lavrov samedi, à Munich, des accords d'Helsinki. Cette précipitation se traduit, primo, par le déploiement de nouveaux missiles offensifs de l'OTAN prévu sous peu en Pologne et en Roumanie, secundo, par l'usage, pourtant proscrit dans la continuité de l'esprit d'Helsinki, des drones UAV (Unmaned aerial vehicles) par les USA.
Cette double violation flagrante des principes de sécurité et de paix en Europe constitue également une violation d'un accord antérieur à la Guerre Froide stipulant la réunification des deux Allemagnes en échange de la non-expansion de l'OTAN en Europe de l'Est. Peinant à inclure l'Ukraine dans l'Alliance — pour des raisons financières rivalisant avec la réticence des pays européens — Washington renforce ses provocations en espérant que la Russie s'impliquera dans un conflit que M. Brzezinski voulait apparenter, en tout cas l'année dernière, à une sorte de guérilla urbaine pour piéger Moscou. Ce serait l'occasion d'introduire officiellement les troupes de l'Alliance sur le sol ukrainien et non pas seulement les mercenaires fort coûteux d'Academi ou des instructeurs. Une Europe considérablement affaiblie ne préoccupe que passablement les States, même bien au contraire tant qu'il s'agira d'une Europe contrôlable. Mais le but final, c'est le démantèlement des BRICS, bloc concurrentiel, qui ne saurait se faire qu'avec l'extrême affaiblissement de la Russie et qui aurait pour conséquence capitale l'arrêt du processus de dé-dollarisation entamé.
Autant le bon sens de l'UE est louable, autant sa dépendance des USA invalide les pronostics les plus court-termistes. On y verra plus clair d'abord fin février — anniversaire du renversement de Ianoukovitch — un nouveau Maïdan fatal à Porochenko n'étant pas exclu surtout suite au piège de Debaltsevo, ensuite vers le printemps, quand de nouveaux instructeurs US débarqueront à Kiev et Lviv. S'ils débarqueront.
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