Un soldat russe sur le front de Verdun: "l’histoire d’une famille dans une boîte en carton"

Plusieurs descendants de militaires du Corps expéditionnaire russe qui se sont battus sur le front de l’ouest pendant la Première Guerre mondiale vivent encore en France. Témoignage de Marie-Olga Tarassoff, petite fille d’un soldat russe.
Sputnik
En 1916, Marseille accueille deux régiments du Corps expéditionnaire russe venus en renfort sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Plus de 8.000 Russes ont péri en France. Des centaines d’autres, blessés, gazés, mais vivants, ont refait leur vie dans l’Hexagone.
Marie-Olga Tarassoff, petite-fille d’un soldat venu de Kazan, au Tatarstan, est désormais la gardienne de la mémoire familiale. Elle nous accueille dans son petit appartement du XVe arrondissement de Paris. Et elle ne parle pas russe…
"Je suis un quart Russe. Je vous donne l’image d’une chaise. Vous enlevez un pied à une chaise, elle devient bancale. Vous m’enlevez 25% de Russe, ce n’est plus moi", assure-t-elle.
Nous rencontrons Marie-Olga à un tournant de sa vie, elle prend sa retraite et part s’installer à Marrakech. C’est donc dans un couloir encombré de cartons que l’on suit les branches de son arbre généalogique composé de photos par la maîtresse des lieux.

Zones d’ombre du passé

Son grand-père, Faddey Tarassoff est né le 15 aout 1894 dans la ville russe de Kazan, "dans une famille de vieux croyants". Il a perdu sa mère assez jeune, son père s’est remarié et a eu d’autres enfants. "J’ai toujours entendu dire qu’il voulait aller aux Amériques", relate Marie-Olga. Le mystère persiste, jamais élucidé: pourquoi le grand-père voulait-il partir de Russie? Pressentait-il des évènements dramatiques du début XXe siècle?
Armistice: "Il est important qu’on sache que les Russes aidaient les troupes françaises" - vidéo
L’occasion de quitter la patrie se présente en décembre 1915, quand "il y a eu un accord entre le tsar Nicolas II et le Président français, parce que les troupes françaises à côté de l’Allemagne commençaient à peiner". Elles avaient besoin de renforts. Le jeune ingénieur triche au moment de s’engager: il signe les papiers avec une simple croix et pas avec sa signature, "pour que l’on ne puisse plus le retrouver".
"Je pense que c’est une partie douloureuse de la vie de mon père. Quand nous voulions avoir des informations […], il sortait un carton. Et il étalait les papiers que j’ai récupérés par la suite. Notre famille russe se résumait à une boîte en carton."
Finalement son grand-père, après trois mois de voyage, est arrivé à Marseille et est allé se battre à Verdun. Un document unique dort encore dans le carton: un gros cahier aux pages recouvertes par l’écriture appliquée du soldat russe attend d’être décrypté, traduit, publié.

"Il fallait s’intégrer"

Faddey Tarassoff a un peu de chance: vivant, "pas blessé, mais gazé". Il trouve son bonheur sur la Côte d’Azur "où l’on envoyait les soldats pour se refaire une santé". C’est là qu’il rencontre la grand-mère de Marie-Olga. Puis, la Révolution d’octobre arrive en 1917, les liens avec la Russie se raréfient. Dans un couple mixte russo-français, pas de choix: "Ici, il faut parler français".
"Il fallait s’intégrer. J’ai connu des familles, dans le même contexte: ils ne parlaient que russe à la maison, aussitôt que l’on sortait, il fallait être comme des Français. Il fallait que l’on s’intègre", précise Marie-Olga Tarassoff.
Pourtant, le destin a préservé un moment de bonheur pour toute la famille déchirée par la grande histoire européenne. Il est incarné par une photo prise en 1915, lorsqu’Hippolyte Tarassoff, l’arrière-grand-père russe de Marie-Olga, est venu en France.
"Nous avons une histoire en commun": comment l’armistice du 11 novembre est commémoré à Moscou
Là, son père est tout petit, il ne tient pas en place, il est un peu flou dans, les bras de son grand-père. Et Faddey, ce vétéran gazé, ne sait pas encore qu’il va mourir du cancer du poumon. Et personne ne sait encore qu’il aura un jour dans cette famille une petite fille qui, devenue grande, gardera le nom Tarassoff et sera la gardienne de l’histoire de la famille venue de Russie… Une petite histoire dans une grande boîte en carton.
"Aujourd’hui, les gens parlent beaucoup des émigrés […] sans savoir les drames que cela engendre bien souvent! Mon grand-père a certainement souffert de n’avoir pas pu retourner dans son pays natal… Quant à moi, je suis très fière d’être issue de l’émigration, car mon histoire personnelle s’enrichit de l’Histoire de deux pays, de deux cultures", conclut Marie-Olga Tarassoff.
Discuter