La Turquie ne sait plus où donner de la tête. Après une surprenante réconciliation avec les Émirats arabes unis la semaine dernière, voilà qu’Ankara cherche à renouer le dialogue avec Israël. Recep Tayyip Erdogan envisage en effet un rapprochement "progressif" avec l’État hébreu. "Nous serons en mesure de nommer des ambassadeurs dans un calendrier défini lorsque nous aurons pris cette décision […]. Nous avancerons progressivement", a déclaré le chef de l’État turc lors d’un entretien ce 29 novembre. Les deux pays n’entretiennent plus de relations diplomatiques depuis le renvoi de leurs ambassadeurs respectifs en 2018 en raison des bombardements israéliens sur Gaza.
Mais si la Turquie semble vouloir renouer avec Israël, elle n’entend pas abandonner la Palestine pour autant. À l’occasion de la journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien le 29 novembre, le chef de la diplomatie turque Mevlut Cavusoglu a tenu à rappeler que "nous continuerons à soutenir nos frères et sœurs palestiniens qui se battent pour leur juste cause". "La Palestine ne sera jamais seule!", a-t-il par ailleurs lancé sur son compte Twitter.
Erdogan aurait libéré des espions israéliens
Au regard du dossier israélo-palestinien, le gouvernement turc semble plus que jamais tiraillé. "Il y a de fait un réalisme politique turc", explique Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de la Turquie.
"Erdogan comprend bien la nécessité de ne pas rompre ses relations avec Israël. Malgré le renvoi des ambassadeurs en 2018, il y a toujours eu le maintien d’un chargé d’affaires. En tout cas, ce réchauffement est réel. À voir maintenant s’il va se concrétiser dans la durée?", s’interroge-t-il au micro de Sputnik
Pour l’heure, les contacts diplomatiques ont bien repris entre les deux pays. Le Président turc a même libéré deux Israéliens accusés d’espionnage. Il s’est entretenu à ce sujet avec son homologue israélien le 18 novembre, déclarant que "les désaccords pourront être réduits à leur minimum", à condition d’une "compréhension mutuelle". De son côté, le Premier ministre israélien Naftali Benett a "salué les lignes de communication entre les deux États, qui ont été efficaces et discrètes en temps de crise".
Les changements d’équilibre dans la région expliquent en partie ce rapprochement: "Erdogan comprend qu’au niveau régional, il y a de nouveaux rapports de force qui se mettent en place." Le risque pour lui? "Rester à l’écart de cette recomposition", indique notre interlocuteur. De surcroît, les difficultés économiques de la Turquie poussent son Président à revoir sa politique régionale, "Erdogan s’étant fâché avec beaucoup de puissances régionales". D’où la nécessité "d’arrondir les angles, y compris avec Israël", précise le géopolitologue.
La Turquie: premier État musulman à reconnaître Israël
Malgré les brouilles passagères, les exportations turques en direction d’Israël représentaient un peu plus de 500.000 millions de dollars en septembre 2021. La Turquie et Israël pourraient également collaborer sur le dossier du gaz en Méditerranée orientale. Depuis plusieurs années, Tel-Aviv et Ankara travaillent conjointement pour acheminer du gaz israélien vers l’Europe en passant par la Turquie. En dépit des tensions, le ministre israélien de l’Énergie, Yuval Steinitz, avait déclaré en mars dernier: "Nous sommes prêts à coopérer avec la Turquie dans le domaine du gaz naturel."
"Israël a déjà des projets avec l’Égypte, la Grèce et Chypre, il manque la dimension turque. La question énergétique est vitale pour les deux pays", souligne Didier Billion.
Les relations bilatérales ne datent pourtant pas d’hier. La Turquie est le premier pays musulman du Moyen-Orient à avoir reconnu officiellement Israël en 1948. Depuis, les deux États collaboraient dans de nombreux domaines économiques, mais Ankara restait discrète sur ses rapports avec l’État hébreu pour ne pas froisser les voisins arabes. Le partenariat israélo-turc s’est surtout mis en place autour de quatre axes: sécuritaire, militaire, économique et énergétique. L’exemple le plus marquant de cette coopération est l’arrestation au Kenya en 1999 d’Abdullah Öcalan, leader du groupe terroriste PKK. Le Mossad a aidé Ankara à capturer le chef kurde.
Entre la Turquie et Israël: une relation cyclique
Mais les relations israélo-turques restent grandement dépendantes de la question palestinienne. En mai dernier, lors de la guerre express entre Tsahal et Gaza, Erdogan avait pris fait et cause pour la Palestine. Dans un communiqué officiel, la diplomatie turque avait qualifié l’action de Tsahal de "terreur" et condamnait fermement les autorités israéliennes. Ne mâchant pas ses mots, le directeur de la communication de la présidence turque Fahrettin Altun avait quant à lui ouvertement appelé à attaquer l’État hébreu: "Nous lançons un appel au monde musulman: il est temps de dire stop aux attaques lâches et tyranniques d’Israël […]. Que l’enfer brûle pour les tyrans."
"Il y a toujours eu des périodes de tensions, de vacheries et de réconciliations. les relations israélo-turques sont cycliques. Ce phénomène a été accentué par Erdogan qui entretient de bons rapports avec le Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans*", indique-t-il.
À ce titre, le chef du bureau politique du mouvement islamiste gazaoui Ismail Haniyeh a affirmé le 29 novembre que la Turquie avait un rôle clé dans la cause palestinienne. En effet, Erdogan a récemment réitéré son soutien à la Palestine. "Nous devons travailler de toutes nos forces pour préserver le statut et le caractère sacré de Jérusalem, la capitale de la Palestine", a-t-il déclaré. Une empathie qui servirait également ses desseins régionaux.
"Erdogan a compris que la cause palestinienne restait centrale au Moyen-Orient. Il voit bien l’enjeu: défendre cette cause lui permet d’avoir bonne réputation dans le monde arabe, si ce n’est plus", conclut Didier Billion.
Sur le dossier israélo-palestinien, Erdogan applique à la perfection la politique du "en même temps". De la démagogie et de la realpolitik.
*Organisation terroriste interdite en Russie.