Entre la Turquie et les Émirats, une réconciliation à coups de milliards

© AFP 2024 MURAT CETIN MUHURDARRecep Tayyip Erdogan reçoit Mohammed bin Zayed Al Nahyan
Recep Tayyip Erdogan reçoit Mohammed bin Zayed Al Nahyan - Sputnik Afrique, 1920, 25.11.2021
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Erdogan a reçu à Ankara l’homme fort des Émirats, Mohammed Ben Zayed. Abou Dhabi entend en effet investir 10 milliards de dollars en Turquie. Ce rapprochement mettrait fin à dix années de conflit indirect entre les deux pays.
Abou Dhabi et Ankara enterrent la hache de guerre.
Le prince héritier des Émirats arabes unis, homme fort du pays, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane (dit "MBZ"), a été reçu le 24 novembre en grande pompe par Recep Tayyip Erdogan au palais présidentiel de Bestepe, dans la capitale turque. Une première depuis 2012.
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Les deux pays étaient en froid depuis une dizaine d’années et cette rencontre parachève la première phase de leur dégel diplomatique. Au cours de ce déplacement, les anciens rivaux régionaux ont conclu une dizaine d’accords économiques dans des domaines aussi variés que l’énergie, les transports, le militaire, le tourisme ou les services financiers. En effet, le richissime émirat prévoit d’investir plus de 10 milliards de dollars dans l’économie turque. "Nous avons eu des discussions fructueuses axées sur les opportunités de renforcer nos relations économiques. Nous sommes impatients d’ouvrir de nouveaux horizons prometteurs pour la coopération et le travail commun qui profiteront aux deux pays" a déclaré sur son compte Twitter Mohammed Ben Zayed à la suite de son entretien avec son homologue turc.

"Une bouée de sauvetage pour l’économie turque"

Cette rencontre historique s’inscrit dans une dynamique de désescalade régionale. En août dernier déjà, le conseiller à la sécurité nationale des Émirats arabes unis, Cheikh Tahnoun Ben Zayed, frère du prince héritier, avait effectué un voyage inédit à Ankara. Par ailleurs, le chef de la diplomatie turque, Mevlut Cavusoglu, se rendra à Abou Dhabi en décembre. Les deux pays saisissent ainsi l’occasion de renouer officiellement des liens, d’autant plus que "le gouvernement turc est désormais beaucoup plus ouvert aux compromis", estime Cinzia Bianco, chercheuse au European Council on Foreign Relations (ECFR) et spécialiste du Golfe.
"Les difficultés économiques et financières –et les résultats décevants d’Erdogan dans les sondages électoraux– ont rendu ce gouvernement beaucoup plus ouvert à la modification des politiques régionales en échange du soutien des Émirats", souligne-t-elle au micro de Sputnik.
Les raisons de ce rapprochement sont donc en partie conjoncturelles. La cote de popularité du Président turc n’est plus que de 38,9%,selon un sondage du mois d’octobre, et l’assouplissement d’Erdogan s’explique également par la chute vertigineuse de la livre turque par rapport au billet vert. En 2019, un dollar valait 5,7 livres turques, aujourd’hui il en vaut plus de 11. Une situation catastrophique pour la population et les marchés financiers. En effet, depuis quelques jours, plusieurs manifestations ont eu lieu dans le pays. Ainsi, les investissements émiratis arrivent-ils à point nommé, et ce, pour les deux pays.
"Les Émirats arabes unis pensent qu’il y a des investissements très stratégiques à faire en ce moment en Turquie, en profitant également de la faiblesse de la livre", indique la chercheuse.
Le volume des échanges bilatéraux avait tout de même augmenté de 21%l’année dernière par rapport à 2019. Abou Dhabi est également le 16e marché à l’export d’Ankara, avec 2,8 milliards de dollars de vente de produits turcs en 2020. Les nouveaux investissements pourraient donc constituer "une bouée de sauvetage pour l’économie turque", ajoute-t-elle. En somme, un deal gagnant-gagnant pour les deux pays. "Mais des questions se posent, en particulier celle de savoir dans quelle mesure ces investissements se concrétiseront et à quelle vitesse", nuance la chercheuse à l’ECFR.
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Cette nouvelle dynamique entre Ankara et Abou Dhabi répondrait également au progressif désengagement américain du Moyen-Orient. De surcroît, l’Administration Biden est en froid avec Ankara et prend petit à petit ses distances avec les autocrates du Golfe. "Les Émirats ont dû faire le point de cette nouvelle tendance" et comprennent "la nécessité de réduire une politique étrangère agressive", estime la géopolitologue.

La Turquie prend ses distances avec les Frères musulmans

Mais ce rapprochement résulterait surtout d’une volonté commune de tourner la page des Printemps arabes. Alors qu’Ankara avait fait le choix de soutenir les rébellions en Égypte, en Tunisie et en Syrie, Abou Dhabi, quant à lui, était plus ou moins partisan de l’ordre régional établi. "Il y a une nouvelle tendance à la désescalade régionale", résume Cinzia Bianco.
En effet, la Turquie a mis de l’eau dans son vin concernant ses liens avec la confrérie des Frères musulmans. Compte tenu de son isolement diplomatique, Ankara a quelque peu pris ses distances avec le groupe islamiste. Dans le sillage de leur rapprochement diplomatique avec Le Caire, les autorités turques ont fait pression pour que plusieurs chaînes de télévision proches de l’organisation frériste cessent leurs critiques à l’égard de l’Égypte. Une posture plus qu’appréciable pour Abou Dhabi, qui considère les Frères musulmans comme un groupe terroriste depuis 2014.
"Les deux parties accepteront d’être en désaccord sur certains théâtres comme la Libye, mais elles devront néanmoins atténuer la rhétorique maximaliste et mettre un terme aux tensions ouvertes. Sur d’autres théâtres, des compromis sont désormais possibles", estime la chercheuse.
"Par exemple, en ce qui concerne la Syrie, les Émirats arabes unis pourraient apaiser les inquiétudes de la Turquie en réduisant leur soutien aux Kurdes", ajoute-t-elle. Abou Dhabi s’est en effet toujours opposé aux incursions turques en territoire syrien pour annihiler la présence kurde du PKK. Mais aujourd’hui, forts de leur nouvelle relation avec le gouvernement syrien, les Émirats arabes unis sont en bonne position pour jouer "les médiateurs" entre Damas et Ankara, pense la spécialiste du Golfe. Un costume d’entremetteur qu’Abou Dhabi pourrait également endosser avec Riyad.
"L’Arabie saoudite a entamé un processus de rapprochement [avec la Turquie, ndlr] avant même les Émirats arabes unis. Il a été interrompu en raison de problèmes personnels avec le prince héritier Mohammed Ben Salmane, qui est considéré comme une figure toxique après le meurtre de Khashoggi. Les dirigeants d’Ankara et de Riyad doivent résoudre la quadrature du cercle dans l’optique d’une rencontre entre Erdogan et MBS. Les Émirats arabes unis pourraient encourager cette démarche, mais elle reste difficile", prédit la chercheuse Cinzia Bianco.
De nouveaux investissements, un espace régional plus apaisé et une ouverture tous azimuts avec d’anciens adversaires, les Émirats arabes unis sont plus que jamais les grands gagnants de cette période post-Printemps arabes.
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