La diplomatie turque continue de déployer son influence tous azimuts. Après plusieurs mois d’isolement régional, la Turquie se rabiboche petit à petit avec l’Égypte, les pays du Golfe et se rapproche de l’Iran. Et voici qu’elle est maintenant au chevet du Liban en crise. À Téhéran, lundi 15 novembre, le ministre turc des Affaires étrangères était à Beyrouth le lendemain. Au cours de son déplacement, Mevlut Cavusoglu a rencontré son homologue libanais Abdallah Bou Habib, le ministre de l’Économie Amine Salam, le Premier ministre Najib Mikati, le chef du Parlement Nabih Berri ainsi que le Président Michel Aoun.
"Nous avons discuté avec le Président Aoun des moyens de renforcer les liens bilatéraux", a-t-il déclaré. Le chef de la diplomatie turque a également réitéré son appui au gouvernement libanais en rappelant "le soutien constant de la Turquie au Liban". "Nous saluons toute aide que la Turquie peut apporter pour un retour chez eux des Syriens déplacés", a de son côté souligné le chef de l’État libanais, plaidant pour un renforcement des liens économiques entre les deux pays. D’ailleurs, Najib Mikati est attendu à Ankara dans les prochaines semaines.
Le Yémen, casus belli entre le Golfe et le Liban
En pleine crise diplomatique avec les pays du Golfe, cette visite de Mevlut Cavusoglu n’est pas sans arrière-pensées politiques. "Il y a un timing évident", estime Alex Issa, docteur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et spécialiste du Liban.
"Ce déplacement n’est pas innocent. Il y a une volonté affichée de la part de la Turquie d’étendre davantage son influence au Liban en profitant de la crise actuelle avec les pays du Golfe. Il y a une opportunité qu’elle est en train de saisir", souligne-t-il au micro de Sputnik.
En effet, les pétromonarchies du Golfe boudent plus que jamais le Liban. Après les propos de Georges Cordahi, ministre de l’Information libanais, qualifiant le 29 octobre la guerre au Yémen "d’absurde", l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Koweït ont renvoyé les diplomates libanais et rappelé leurs ambassadeurs au Liban. Ils ont même fait pression sur le gouvernement libanais pour obtenir la démission du ministre en question. Dans le sillage de cette crise, Riyad est allé encore plus loin en annonçant l’arrêt des importations en provenance du Liban. Avec cette mesure de rétorsion, Beyrouth pourrait perdre environ 10 % de ses exportations. Un manque à gagner qui atteindrait les 300 millions de dollars annuels. Pour sa part, le Koweït envisage de durcir l’octroi de visas aux Libanais. Le Liban se retrouve ainsi privé de son parrain saoudien.
Mais comme la nature a horreur du vide, la Turquie pourrait bien tenter d’en profiter. D’ailleurs, le chef de la diplomatie turque a déclaré que "le peuple libanais ne devrait pas payer le prix du bras de fer régional, alors qu’il attend les solutions aux crises qu’il vit", tout en rappelant que la Turquie continuerait à venir en aide "au peuple libanais frère".
La Turquie et l’Iran, chacun chez soi au Liban
Bien sûr, un tel tropisme libanais ne date pas d’hier. Dès le lendemain de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août dernier, la Turquie avait affiché sa solidarité en dépêchant des équipes de secouristes ainsi que de nombreux convois humanitaires. Le porte-parole du ministre turc des Affaires étrangères avait également fait le déplacement. Une manière pour Erdogan de montrer que le Liban restait dans l’orbite d’Ankara. Reste que l’influence turque serait tout de même circonscrite:
"La Turquie est en train de remplacer l’influence saoudienne, surtout dans les milieux conservateurs proches des Frères musulmans, notamment à Tripoli", résume le chercheur.
C’est donc principalement dans la deuxième ville du Liban que l’influence turque se matérialiserait. D’autant plus "que l’État libanais est totalement absent de la région", précise Alex Issa. La présence turque revêt plusieurs aspects, notamment humanitaires, compte tenu de la situation économique de la région. Tripoli demeure la localité la plus pauvre du pourtour méditerranéen.
Dès 2014, l’agence turque de coopération et de coordination (TIKA) a développé un programme d’aide humanitaire au pays du Cèdre. Il a permis la création d’un hôpital à Saïda et une assistance éducative et culturelle, avec notamment la restauration de monuments ottomans dans tout le pays. Ce fut ainsi le cas de l’ancienne gare et de la tour de l’horloge à Tripoli. De surcroît, le gouvernement turc a financé le secteur de l’audiovisuel avec des séries et des films à la gloire de l’histoire turque. "Même dans le champ linguistique, il y a des avancées notables avec des centres pour l’apprentissage de la langue turque", nous apprend le chercheur.
Ainsi le vecteur historique facilite-t-il l’approche turque: "le Liban a été sous la tutelle de l’Empire ottoman pendant quatre siècles", rappelle le spécialiste du Moyen-Orient. C’est ainsi que pas moins de 10.000 Turkmènes habitent toujours au Liban. Le Président Erdogan s’était d’ailleurs rendu dans l’un de leur village en 2010. L’assise idéale pour un soft Power complet:
"Erdogan jouit d’une certaine popularité. Son leadership est apprécié auprès des communautés sunnites du Liban. Et contrairement aux Saoudiens, l’influence turque se fait sans condition politique", estime le docteur associé au CERI.
En effet, Riyad a marginalisé le Liban en raison de l’influence croissante du Hezbollah chiite dans le pays. À en croire Alex Issa, Ankara ne chercherait pas à faire de l’ombre au puissant mouvement pro-iranien: "il y a une sorte d’entente tacite. Chacun se mêle de ses affaires, chacun agit dans son pré carré", souligne-t-il, avant d’ajouter que "les Iraniens et le Hezbollah préfèrent de loin l’influence turque à celle de Riyad".
Les Arméniens contre la Turquie, y compris au Liban
Toutefois, l’influence turque aurait ses limites. Sa présence n’est pas vue d’un bon œil par tous les Libanais. La minorité arménienne présente au Liban, estimée à environ 150.000 personnes, n’hésite pas à manifester son désaccord contre la politique extérieure de la Turquie, notamment dans le Haut-Karabakh. Plusieurs rassemblements ont eu lieu à Beyrouth en novembre 2020 pour demander l’arrêt des conflits entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
De surcroît, au Liban, les manœuvres turques pourraient bien croiser celles de la France. Les deux pays partagent une histoire commune avec le pays du Cèdre, et Paris tente, tant bien que mal, de conserver son influence dans le pays.
Mais la principale contrainte à l’expansionnisme turc en territoire libanais serait sa propre économie. Le pays subit de plein fouet une inflation galopante depuis 2018 et doit davantage se focaliser sur ses problèmes internes. Si la Turquie affiche de grandes ambitions pour le Liban, pas sûr en revanche qu’elle en ait déjà les moyens.