«L’enjeu, c’est de comprendre. Il faut que l’on sache si Mme Buzyn a averti ou non le chef de l’État et le chef du gouvernement de ce qui allait arriver», expose l’avocat Fabrice Di Vizio au micro de Sputnik.
Ce vendredi 10 septembre avait lieu la convocation d’Agnès Buzyn devant les magistrats instructeurs de la Cour de justice de la République (CJR). L’ancienne ministre de la Santé a été entendue dans le cadre de l’enquête sur la gestion gouvernementale de la crise sanitaire, ouverte en juillet 2020. Nommée en janvier dernier à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme «envoyée du directeur général pour les affaires multilatérales», Mme Buzyn ne s’était pas soumise à la première convocation de la CJR, au mois de juillet. «Il a quand même fallu qu’on fasse un procès-verbal de non-comparution pour qu’elle finisse par se décider à venir», fustige Di Vizio.
Agnès Buzyn a d’abord quitté ses fonctions gouvernementales le 16 février 2020 afin de se consacrer à la campagne des élections municipales à Paris. Les juges chercheront notamment à déterminer le niveau de connaissance de la gravité de la situation sanitaire de Mme Buzyn à ce moment précis, un mois avant le premier confinement décidé par l’exécutif.
Le 24 janvier 2020, celle-ci assurait ainsi que «les risques de propagation du coronavirus dans la population sont très faibles». Avant de se confesser quelques semaines plus tard dans les colonnes du Monde: «On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade. […] Le 11 janvier, j’ai envoyé un message au Président sur la situation», affirmait-elle ainsi. Une incohérence qui risque d’être particulièrement scrutée par les magistrats. «En fonction du niveau d’information dont disposait le gouvernement, on se posera la question de savoir si l’on pouvait anticiper cette crise. En matière de santé publique, il y a une constante: la façon dont vous entrez dans une crise conditionne la façon dont vous en sortez», avance Me Di Vizio.
D’autres ministres pourraient suivre
Agnès Buzyn doit répondre de deux motifs distincts: la «mise en danger de la vie d’autrui» et l’«abstention volontaire de combattre un sinistre». Dans le premier cas, l’ex-ministre risque au maximum un an d’emprisonnement et 15.000 euros d’amende et, dans le second, deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende. Pour Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’université de Rennes-1, une mise en examen de Mme Buzyn est néanmoins peu probable.
«Qu’Agnès Buzyn soit mauvaise et incompétente, c’est une chose et cela fait assez peu de doute. Mais la condamner pénalement n’aurait pas beaucoup de sens», argue la constitutionnaliste à notre micro.
L’ancienne présidente de la Haute autorité de la santé (HAS) n’est d’ailleurs pas la seule inquiétée par la Cour de justice de la République. Selon Le Monde, Olivier Véran, successeur d’Agnès Buzyn, devrait à son tour être convoqué dans les semaines à venir. Le ministre de la Santé devra notamment rendre des comptes sur la gestion des masques. Une enquête du même quotidien publiée en mai 2020 révélait que la France avait continué à détruire son stock de masques (alors estimé à plus de 1,5 milliard) après le début de l’épidémie.
«Attention tout de même: il ne faut pas qu’Agnès Buzyn devienne le bouc émissaire dans cette affaire. Je ne voudrais pas que Mme Buzyn soit jetée en pâture aux loups judiciaires de façon à protéger Olivier Véran ou Édouard Philippe, par exemple», lance Fabrice Di Vizio.
Les enquêteurs de l’Oclaesp (Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique) et de l’Oclciff (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales) avaient déjà mené des perquisitions en octobre 2020 au domicile d’Édouard Philippe et de l’ex-porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye. En mars 2020, cette dernière assurait que les masques n’étaient «pas nécessaires pour tout le monde». Les magistrats de la CJR seront notamment chargés d’évaluer le degré de dissimulation des autorités à l’époque.
Une société française «procédurière» et «chicaneuse»?
L’exécutif n’est, semble-t-il, pas au bout de ses peines. Ce mercredi 8 septembre, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, révélait ainsi que plus de 14.500 plaintes avaient été reçues par la Cour de justice de la République. Si ces requêtes ne donneront pas toutes lieu à un procès ou à des poursuites pénales, le chiffre est vertigineux. D’autant que «des milliers de plaintes [supplémentaires] arrivent», indique M. Molins.
«Ces procès sont d’un ridicule achevé! Ils traduisent plus une pathologie de notre société qu’une mauvaise gouvernance. Cela prouve que la société française est devenue à l’image de la société américaine: procédurière et chicaneuse», s’exaspère Anne-Marie Le Pourhiet.
Sur France Info ce jeudi 9 septembre, le député LREM de la Vienne Sacha Houlié dénonce à ce titre une «judiciarisation de la vie politique». «Beaucoup d’efforts ont été faits pour surmonter une épreuve à laquelle aucun pays du monde n’était clairement préparé», se défend ainsi l’élu de la majorité. «Il faut arrêter de pénaliser systématiquement les politiques: il y a effectivement des gestions défectueuses et des erreurs qui peuvent être commises, mais cela ne mérite pas le pénal. On va faire des hommes politiques des impotents terrorisés!», s’insurge Anne-Marie Le Pourhiet.
À l’inverse, Fabrice Di Vizio juge ce chiffre de 14.500 plaintes «insuffisant». Via l’Association d’information et de défense de la santé publique et environnementale (ADSPE), une structure qu’il a lui-même créée, les internautes peuvent, après avoir payé deux euros, remplir directement une plainte ou demander un recours contre les mesures de gestion de la crise sanitaire.
«Deux tiers de ces plaintes émanent de chez moi, plastronne l’avocat. Je suis déçu car je m’attendais à ce qu’il y en ait 100.000. Il y a aujourd’hui une forme de “consensus mou” autour d’une gestion de crise que personne n’ose contredire. Ce serait un échec démocratique profond qu’il n’y en ait pas des milliers supplémentaires.»
Des plaintes «illégitimes», tacle Le Pourhiet. «Le gouvernement a reçu via les juges des injonctions contradictoires: certains leur demandaient que soient retirées des mesures attentatoires aux libertés, et d’autres réclamaient à l’exécutif d’en faire plus! Il y a même eu des plaintes de “génocide”! Il ne faut peut-être pas exagérer…», souffle la constitutionnaliste.
Menace sur la réélection de Macron?
Selon les informations du Monde, les magistrats de la CJR pourraient également s’intéresser à la gestion du troisième confinement de février-mars dernier. Emmanuel Macron avait alors délibérément refusé de suivre l’avis du Conseil scientifique qui préconisait de reconfiner le pays dès le mois de janvier.
Mais les juges sont confrontés à un obstacle de taille: les décisions prises par l’exécutif en Conseil de défense sanitaire sont classifiées et protégées par le secret d’État. Sollicités par les enquêteurs, les conseillers élyséens se sont en outre retranchés derrière l’immunité constitutionnelle garantie au Président de la République durant son mandat.
«Voilà ce que j’appelle une tyrannie. Les décisions prises par le Conseil de défense sanitaire sont totalement opaques. Quel est l’intérêt de ce Conseil de défense alors que nous avons plusieurs organes chargés d’évaluer la situation sanitaire? La réponse est simple: le secret d’État permet aux participants de ne pas avoir à rendre de comptes et de ne pas avoir à se soustraire au pouvoir judiciaire», s’agace Di Vizio.
Quoi qu’il en soit, les poursuites de la CJR interviennent à un moment délicat pour l’exécutif. Alors qu’une partie de l’élection pourrait se jouer sur la gestion de la crise sanitaire, une mise en examen d’un ministre ou d’un ancien ministre pourrait être désastreuse pour le pouvoir. Selon le dernier baromètre Elabe, la cote de confiance d’Emmanuel Macron, en progression de 3 points, est au plus haut depuis un an (37%). «Jusqu’ici tout va bien», serait-on tenté de dire.