L’eau: l’arme secrète d’Erdogan contre la Syrie

La Turquie a réduit le débit de l’Euphrate et la Syrie en paye les conséquences: la sécheresse menace. À l’amont du fleuve, Ankara agirait à sa guise pour faire pression sur Damas et sur les villes kurdes. La politique hydraulique turque n’est que la continuation de «sa politique de puissance», estime Daniel Meier, enseignant à Science Po Grenoble.
Sputnik

Et si la Turquie cherchait à assoiffer les populations syriennes? Une chose est sûre, Ankara a réduit le débit de l’Euphrate, passant de 500 m3 par seconde à moins de 200 m3 par seconde.

De l’autre côté de la frontière, en Syrie, les résidents des provinces limitrophes ont remarqué une baisse notable du niveau du fleuve. Il aurait par endroits perdu plus de cinq mètres. Résultat: les habitants redoutent un été difficile, entre sécheresses et pénurie agricole. «La pêche est affectée et les conséquences sanitaires commencent à se faire sentir. La désertification progresse», a dénoncé Oussama Khalaf, porte-parole du conseil municipal de Raqqa, avant d’accuser le voisin turc: «Tout cela va nous ramener quarante ans en arrière. C’est une stratégie délibérée de la part de la Turquie.»

Long de 2.780 km, l’Euphrate prend sa source dans le bassin anatolien, en Turquie. De ce fait, le gouvernement turc dispose d’une arme redoutable. Pour Daniel Meier, chercheur associé au laboratoire Pacte et enseignant à Science Po Grenoble, «la Turquie poursuit sa politique de puissance.»

«À l’échelle régionale, la stratégie à long terme du pouvoir turc vise à se doter d’un levier géopolitique à l’égard de ses voisins, dans le cadre de ses relations fluctuantes, voire accidentées avec la Syrie», souligne-t-il au micro de Sputnik.

Et c’est peu dire: déjà en juillet 2020, la Turquie avait coupé l’approvisionnement en eau potable de la ville syrienne de Hasakké. Ankara avait également réduit le débit de l’Euphrate, privant ainsi des milliers de Syriens d’électricité et les empêchant d’irriguer leurs cultures. Human Rights Watch avait alors alerté les autorités internationales sur les conséquences humanitaires d’une pénurie d’eau dans la région. Compte tenu de la présence kurde dans les provinces de l’Euphrate en Syrie, cette réduction du débit du fleuve serait tout sauf anodine.

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Et ce n’est un secret pour personne, les autorités turques veulent empêcher les insurgés kurdes de pouvoir revendiquer une quelconque autonomie territoriale à la frontière. Luttant contre les troupes du PKK, la Turquie a lancé trois opérations militaires contre les Kurdes syriens depuis 2017. La première, «Bouclier de l’Euphrate» en mars 2017, visait à déloger les forces kurdes de la frontière, la seconde «Rameau d’Olivier», a permis aux forces turques de s’implanter militairement en Syrie en s’emparant de la zone stratégique d’Afrine en mars 2018. La troisième, opération «source de paix» en octobre 2019, était le prolongement de la seconde.

Pour l’enseignant à Science Po Grenoble, les eaux de l’Euphrate compléteraient l’arsenal turc:

«La Turquie n’a pas vraiment besoin de l’eau pour rester dans l’équation syrienne, elle a la force militaire. Mais disons que c’est un outil supplémentaire dont elle ne se refuse pas de se doter», souligne-t-il.

Un instrument commode, notamment quand les opérations militaires turques attirent trop les regards, surtout ceux des États-Unis: depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, Washington est en effet en froid avec Erdogan. Plusieurs conseillers de la nouvelle Administration américaine sont d’ardents défenseurs de la cause kurde, à l’instar du coordinateur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil de sécurité nationale, Brett Mc Gurk, ou de la directrice pour la Syrie et l’Irak à ce même Conseil de sécurité nationale, Zehra Bell.

La Turquie utiliserait donc l’eau comme un moyen alternatif pour pousser ses pions:

«L’eau peut donc jouer dans les négociations avec les Kurdes dans la stratégie de puissance frontalière et dans la sécurisation de ses espaces frontaliers aux abords de l’Irak et de la Syrie», estime Daniel Meier.

Les eaux de l’Euphrate ont régulièrement été une source de tensions entre la Syrie et la Turquie. En 1991, les deux pays étaient au bord de l’affrontement. Ankara avait bloqué l’écoulement du fleuve pour remplir le barrage Atatürk nouvellement construit. En représailles, Damas avait soutenu le PKK pour déstabiliser la Turquie. Mais derrière ce contentieux fluvial, c’est l’objectif de la politique hydraulique turque qu’il faut comprendre.

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Celle-ci se compose d’un volet interne: dès les années 1960, la Turquie s’était lancée dans la construction de plusieurs barrages sur son territoire. Aujourd’hui, elle ambitionne d’en construire 22. Intitulé GAP (Güneydogu Anadolu Projesi), ce projet devait couvrir les secteurs d’irrigation, d’hydroélectricité, d’éducation et de sylviculture. Ankara espérait ainsi devenir le «grenier à blé» de la région. Ce projet, qui devait être terminé pour 2005, mais a néanmoins été repoussé à 2029 en raison d’un manque de financements. Le coût avoisine en effet les 32 milliards de dollars.

Mais dans leurs relations internationales, les autorités turques profiteraient de l’avantage géographique d’être à l’amont du fleuve. En effet, 88% du débit de l’Euphrate provient des eaux turques. Or, ce n’est pas sans gêner les autres États riverains du cours d’eau, à savoir la Syrie et dans une moindre mesure, l’Irak.

«L’eau reste une ressource stratégique sensible, qui est une corde sur laquelle la Turquie peut jouer une partition de sa puissance géopolitique. C’est davantage une façon de faire sentir sa puissance. C’est plus une politique de puissance qu’une politique de dissuasion», résume Daniel Meier.

Une «manière d’imposer un agenda», donc. La Turquie serait en mesure d’utiliser l’eau comme levier d’influence vis-à-vis de ses voisins syriens et irakiens. Coupant les vannes en fonction de la conjoncture, la Turquie n’aurait pas pour autant de but précis ou explicite: «L’or bleu est plus un outil pour faire sentir la puissance qu’un outil d’action. Concrètement, ils ne fermeront jamais les vannes, sinon ça serait un casus belli.» Un flou stratégique qui laisse libre cours à toutes les interprétations.

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