Et si la Turquie cherchait à assoiffer les populations syriennes? Une chose est sûre, Ankara a réduit le débit de l’Euphrate, passant de 500 m3 par seconde à moins de 200 m3 par seconde.
De l’autre côté de la frontière, en Syrie, les résidents des provinces limitrophes ont remarqué une baisse notable du niveau du fleuve. Il aurait par endroits perdu plus de cinq mètres. Résultat: les habitants redoutent un été difficile, entre sécheresses et pénurie agricole. «La pêche est affectée et les conséquences sanitaires commencent à se faire sentir. La désertification progresse», a dénoncé Oussama Khalaf, porte-parole du conseil municipal de Raqqa, avant d’accuser le voisin turc: «Tout cela va nous ramener quarante ans en arrière. C’est une stratégie délibérée de la part de la Turquie.»
L’Euphrate s’assèche, la Turquie en a réduit le débit et en aval, en Syrie et en Irak, c’est une crise majeure qui guette. À Raqqa où cette image a été prise hier soir, tout le monde ne parle que de cela. pic.twitter.com/tOH7OVbXWs
— Guillaume Perrier (@Aufildubosphore) May 10, 2021
Long de 2.780 km, l’Euphrate prend sa source dans le bassin anatolien, en Turquie. De ce fait, le gouvernement turc dispose d’une arme redoutable. Pour Daniel Meier, chercheur associé au laboratoire Pacte et enseignant à Science Po Grenoble, «la Turquie poursuit sa politique de puissance.»
«À l’échelle régionale, la stratégie à long terme du pouvoir turc vise à se doter d’un levier géopolitique à l’égard de ses voisins, dans le cadre de ses relations fluctuantes, voire accidentées avec la Syrie», souligne-t-il au micro de Sputnik.
Et c’est peu dire: déjà en juillet 2020, la Turquie avait coupé l’approvisionnement en eau potable de la ville syrienne de Hasakké. Ankara avait également réduit le débit de l’Euphrate, privant ainsi des milliers de Syriens d’électricité et les empêchant d’irriguer leurs cultures. Human Rights Watch avait alors alerté les autorités internationales sur les conséquences humanitaires d’une pénurie d’eau dans la région. Compte tenu de la présence kurde dans les provinces de l’Euphrate en Syrie, cette réduction du débit du fleuve serait tout sauf anodine.
Après l’armée, Erdogan utilise l’eau contre les Kurdes
Pour l’enseignant à Science Po Grenoble, les eaux de l’Euphrate compléteraient l’arsenal turc:
«La Turquie n’a pas vraiment besoin de l’eau pour rester dans l’équation syrienne, elle a la force militaire. Mais disons que c’est un outil supplémentaire dont elle ne se refuse pas de se doter», souligne-t-il.
Un instrument commode, notamment quand les opérations militaires turques attirent trop les regards, surtout ceux des États-Unis: depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, Washington est en effet en froid avec Erdogan. Plusieurs conseillers de la nouvelle Administration américaine sont d’ardents défenseurs de la cause kurde, à l’instar du coordinateur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil de sécurité nationale, Brett Mc Gurk, ou de la directrice pour la Syrie et l’Irak à ce même Conseil de sécurité nationale, Zehra Bell.
La Turquie utiliserait donc l’eau comme un moyen alternatif pour pousser ses pions:
«L’eau peut donc jouer dans les négociations avec les Kurdes dans la stratégie de puissance frontalière et dans la sécurisation de ses espaces frontaliers aux abords de l’Irak et de la Syrie», estime Daniel Meier.
Les eaux de l’Euphrate ont régulièrement été une source de tensions entre la Syrie et la Turquie. En 1991, les deux pays étaient au bord de l’affrontement. Ankara avait bloqué l’écoulement du fleuve pour remplir le barrage Atatürk nouvellement construit. En représailles, Damas avait soutenu le PKK pour déstabiliser la Turquie. Mais derrière ce contentieux fluvial, c’est l’objectif de la politique hydraulique turque qu’il faut comprendre.
La Turquie: futur «grenier à blé» du Moyen-Orient?
Mais dans leurs relations internationales, les autorités turques profiteraient de l’avantage géographique d’être à l’amont du fleuve. En effet, 88% du débit de l’Euphrate provient des eaux turques. Or, ce n’est pas sans gêner les autres États riverains du cours d’eau, à savoir la Syrie et dans une moindre mesure, l’Irak.
«L’eau reste une ressource stratégique sensible, qui est une corde sur laquelle la Turquie peut jouer une partition de sa puissance géopolitique. C’est davantage une façon de faire sentir sa puissance. C’est plus une politique de puissance qu’une politique de dissuasion», résume Daniel Meier.
Une «manière d’imposer un agenda», donc. La Turquie serait en mesure d’utiliser l’eau comme levier d’influence vis-à-vis de ses voisins syriens et irakiens. Coupant les vannes en fonction de la conjoncture, la Turquie n’aurait pas pour autant de but précis ou explicite: «L’or bleu est plus un outil pour faire sentir la puissance qu’un outil d’action. Concrètement, ils ne fermeront jamais les vannes, sinon ça serait un casus belli.» Un flou stratégique qui laisse libre cours à toutes les interprétations.