L’annonce est tombée comme un couperet. Dans l’après-midi du jeudi 6 mai, un communiqué officiel du ministère marocain des Affaires étrangères a annoncé la décision du rappel, pour consultation, de l’ambassadrice du Maroc à Berlin, Zohour Alaoui. Rabat met en cause la République fédérale d’Allemagne, qui «a multiplié les actes hostiles et les actions attentatoires à l’égard des intérêts supérieurs du royaume du Maroc».
La nouvelle sortie de la diplomatie marocaine est abrupte, mais elle est loin d’être surprenante. Rabat est fâché contre Berlin depuis, au moins, le début du mois de mars dernier quand les autorités marocaines avaient suspendu «tout contact, interaction ou action de coopération» avec l’ambassade allemande au Maroc. Des «malentendus profonds» ont été alors invoqués dans ce courrier officiel adressé, le 2 mars, par le chef de la diplomatie à l'ensemble des départements gouvernementaux. Berlin a tenté l’apaisement, mais toutes les activités bilatérales sont restées au point mort depuis. Pire encore, le rappel de l’ambassadrice marocaine à Berlin montre clairement que rien ne va plus entre les deux pays.
En réaction, l’Allemagne affirme ne pas comprendre la décision marocaine, regrettant de n’en avoir pas été informée au préalable.
«Nous sommes d’autant plus surpris par cette mesure alors que nous fournissons des efforts constructifs avec la partie marocaine pour résoudre la crise», a déclaré jeudi 6 mai un responsable du ministère allemand des Affaires étrangères à l’agence de presse Reuters, en affirmant que le gouvernement d’Angela Merkel «ne comprend pas non plus les reproches qui lui sont faits» par Rabat.
Cette crise diplomatique maroco-allemande trouve son explication dans trois dossiers principaux, évoqués à deux reprises, d’abord d’une manière évasive puis de façon plus explicite, par le ministère marocain des Affaires étrangères, dans ses deux communications mettant en cause Berlin.
Point de rupture
Cet ex-détenu marocain passé par le Pakistan et l’Iran a été arrêté en Allemagne en 2009 puis libéré à condition de retourner au Maroc, son pays natal. Dès son retour, il sera condamné par la justice marocaine en 2010 à 10 ans de réclusion pour «terrorisme», une sentence ramenée à cinq ans début 2012. Libéré en 2017, Mohamed Hajib est retourné en Allemagne, à qui il réclame encore aujourd’hui 1,5 million d'euros de dommages et intérêts pour l’avoir jeté aux mains des autorités marocaines. Depuis son nouvel exil allemand, Mohamed Hajib multiplie les vidéos sur les réseaux sociaux, affirmant avoir été torturé et menacé de viol pendant sa détention au Maroc, appelant ceux parmi ses compatriotes qui seraient tentés par le suicide, à cause de la crise sanitaire, à sortir plutôt dans les rues et «mourir en martyrs». Le 14 août dernier, les autorités marocaines ont émis un mandat d’arrêt auprès d’Interpol à son encontre, l’accusant d’«inciter au désordre» et de «déstabiliser la sécurité de l’État».
Mais Hajib ne cède pas pour autant. Il s'en prend régulièrement aux institutions marocaines, notamment à la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), service de renseignements chargé du contre-espionnage au Maroc. Début mai, il dévoile même des correspondances entre les services de sécurité des deux pays. Des révélations qui sont la preuve, selon Rabat, d'une «complicité» avec les services allemands.
«Les quelques verrous qui séparaient les deux pays de la rupture ont sauté à cause de cette affaire qui n’a finalement fait qu’aggraver davantage une crise qui couvait déjà depuis plusieurs mois entre Berlin et Rabat», analyse au micro de Sputnik le géopolitologue indépendant et consultant sur les questions internationales Hamid Chriet, qui souligne que le Maroc soupçonne l’Allemagne de protéger Mohamed Hajib.
Ce spécialiste du Maghreb affirme qu’outre ce dossier brûlant, c’est sur la position allemande sur la question du Sahara occidental surtout que le bât blesse pour la diplomatie marocaine. Ce territoire au sud du Maroc est disputé entre Rabat, qui contrôle 80% de cette zone quasi-désertique, au sous-sol riche en phosphates et au littoral très poissonneux, et le mouvement indépendantiste du Front Polisario, soutenu par l’Algérie. Une situation qui perdure depuis près de 46 ans.
Le drapeau qui fâche
Même après la reconnaissance par l’administration Trump de la souveraineté marocaine sur le Sahara le 10 décembre dernier, Berlin reste très réticent à l’idée de changer de position pour aller dans le sens souhaité par Rabat. L’Allemagne a clairement affiché la couleur en convoquant, une semaine seulement après l’annonce de la décision américaine, une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’Onu pour en discuter.
La déclaration, le 11 décembre dernier, de la chancellerie allemande, n’aura été qu’une redite: «La position du gouvernement allemand sur le conflit du Sahara occidental n’a pas changé. Nous sommes déterminés à parvenir à une solution juste, durable et mutuellement acceptable sous la médiation des Nations unies».
«Il faut être juste, il faut être impartial, il faut avoir à l’esprit l’intérêt légitime de toutes les parties et il faut agir dans le cadre du droit international», a même ajouté l’ambassadeur allemand à l’Onu Christoph Heusgen à l’issue d’une réunion d’urgence tenue le 24 décembre dernier.
«C’est résolument le 27 janvier que les tensions sont montées d’un cran», rappelle l’expert franco-marocain. «Lorsque le drapeau du Front Polisario a été hissé pendant quelques heures par le parlement régional allemand de Brême au nord-ouest de l’Allemagne», précise-t-il. La date n’a pas été choisie par hasard.
«En ce jour, il y a 45 ans, la République arabe sahraouie démocratique (RASD) a été proclamée. Mais à ce jour, le Maroc revendique le territoire, les gens vivent comme réfugiés dans des camps. C'est ce que rappelle aujourd'hui le parlement régional de Brême.»
Sur cette question du Sahara occidental, la diplomatie marocaine en veut à l’Allemagne pour son «attitude négative» et son «activisme antagonique», selon Chriet. Le 24 avril, l'ambassade du Maroc à Berlin devait être la cible d'une attaque de trois individus qui s'en sont pris au drapeau marocain en le jetant par terre. Un outrage qui passe mal, là encore, côté marocain, d'autant plus que les autorités allemandes qui n'ont pu le prévenir, n'y ont pas réagi publiquement.
Il faut remonter, un an plus tôt, pour retrouver la dernière pièce manquante du puzzle de la discorde à l’origine de cette crise diplomatique entre le Maroc et l'Allemagne. C’était au cours du mois de janvier 2020 que Berlin avait tenu une conférence internationale sur la situation en Libye, à laquelle le Maroc n’a pas été convié, contrairement à son frère-ennemi l’Algérie. À l’époque, le ministère marocain des Affaires étrangères avait exprimé son «profond étonnement face à cette exclusion».
«Le Maroc a toujours été à l’avant-garde des efforts internationaux pour la résolution de la crise libyenne. Le royaume ne comprend ni les critères, ni les motivations qui ont présidé au choix des pays participant à cette réunion», avait alors souligné la diplomatie marocaine dans un communiqué officiel. Et il a ajouté en parlant de l’Allemagne: «pays hôte qui, loin de la région et des complexités de la crise libyenne, ne saurait la transformer en instrument de promotion de ses intérêts nationaux».
Le Maroc sera invité quelques mois plus tard, début octobre 2020, à une nouvelle conférence de suivi en marge de la 75e Assemblée générale de l’Onu, mais ne sera pas représenté au niveau ministériel. Le royaume chérifien s’est limité à autoriser un ambassadeur à prendre part à cette visioconférence initiée par Berlin. «Un signe déjà clair du mécontentement marocain à l’encontre de Berlin», souligne Hamid Chriet.
«Le rôle joué par le Maroc dans ce conflit n’a pas été reconnu du côté de Berlin. Un acte que Rabat n’a jamais pardonné à l’Allemagne», poursuit-il.
Signe de cette rancœur, dans son communiqué du 6 mai, le ministère marocain des Affaires étrangères a clairement justifié le rappel de l’ambassadrice du Maroc à Berlin, entre autres, par «l’acharnement continu» de l’Allemagne à combattre le rôle régional du Maroc, «notamment dans le dossier libyen en tentant d’écarter, indûment, le royaume de certaines réunions régionales consacrées à ce dossier comme celle tenue à Berlin».
Berlin joue l'apaisement… ou presque
Tout au long de cette crise, les autorités allemandes affichaient une volonté d'apaiser les relations, un désir de compréhension… mais non sans quelques piques.
Trois jours après le rappel de l'ambassadeur à Rabat, Barbara Otte-Kinast, ministre de l'Agriculture de Basse-Saxe, un land du nord-ouest de l’Allemagne, a publié, dimanche 9 mai, un décret interdisant le transfert de 270 vaches gestantes au Maroc, par crainte «d’une violation des droits des animaux».
Est-ce permis d'y voir une nouvelle réaction à la dernière escalade côté marocain?
En tout cas, «d’autres mesures ne vont pas tarder à se mettre en place des deux côtés», prévoit le spécialiste en géopolitique interrogé par Sputnik.
Médiation française?
Sur les perspectives possibles de cette crise diplomatique, Hamid Chriet souligne d’abord son lourd impact économique. «Le Maroc et l'Allemagne se sont tous les deux engagés sur des partenariats ambitieux de transition électrique avec des objectifs d’électricité renouvelable d’ici 2030. Les deux pays partagent l'ambition de voir la moitié de leur électricité issue des énergies renouvelables, d'ici 2030, dans le cadre d’un partenariat dans le domaine de l’hydrogène vert. Ils ont aussi un partenariat de coopération liant les ports de Tanger Med et Hambourg… Le Maroc pourrait mettre fin à tous ces projets», soutient-il.
Afin de calmer les esprits des deux parties, la France et son Président Emmanuel Macron pourraient jouer un rôle crucial, assure le géopolitologue. «Une source française haut placée m'avait confié lors d'un échange que le Président Macron s’était personnellement entretenu avec le roi du Maroc Mohammed VI sur ce dossier, afin d’apaiser les tensions entre les deux pays», confie Hamid Chriet en exclusivité à Sputnik.
Pour rappel, l'Allemagne est un des premiers partenaires commerciaux du Maroc, avec 1,9 milliard d’euros d'exportations et 1,3 milliard d’euros d'importation en 2020, selon les chiffres officiels.
«Ce conflit diplomatique pourrait profiter à Paris s’il parvenait à réconcilier Rabat et Berlin. Une nouvelle voie pourrait alors s’ouvrir vers des coopérations triangulaires plus élaborées vers l’Afrique», conclut le spécialiste du Maghreb.