En Algérie, les accusations fusent depuis la reprise des marches du Hirak en février dernier, suite à une trêve de 11 mois imposée par la pandémie de Covid-19. Les «démocrates» -tendance en Algérie qui rassemble les progressistes et les laïcs, généralement de gauche- reprochent aux islamistes de vouloir mettre la main sur ce mouvement citoyen, né en février 2019 en contestation du système politique. De leur côté, les islamistes n’hésitent pas à qualifier leurs adversaires de «Abla et Antar», en référence à deux casernes des services de renseignement algériens situées sur les hauteurs d’Alger. Ces derniers sont eux aussi la cible d’un slogan apparu ces dernières semaines: «moukhabarat irhabia» (services de renseignement terroristes).
Entrisme
Ces pratiques sont commanditées par Rachad, une association islamiste proche de l’organisation des Frères musulmans* et dont les principaux dirigeants sont installés en Europe. La tête pensante de Rachad est Mourad Dhina, un ancien responsable du Front islamique du salut (FIS), parti politique islamiste dissout en mars 1992 et dont de nombreux militants ont ensuite rejoint les groupes terroristes. Il y a également Mohamed Larbi Zitout, ancien diplomate algérien réfugié en Angleterre. Très médiatisé, il intervient quotidiennement sur les réseaux sociaux pour lancer des mots d’ordres aux sympathisants islamistes de Rachad. Officiellement, cette association se donne une image démocratique et plaide pour «un État de droit et une gouvernance» en Algérie. Mais de nombreux observateurs considèrent que c'est une stratégie entriste pseudo-pacifique qui cache mal les véritables objectifs de Rachad qui militerait pour l’instauration d’un État islamique.
Depuis la reprise des marches du Hirak, les militantes féministes sont devenues la cible des islamistes. Ces derniers ont profité du 8 mars pour récupérer les marches organisées pour célébrer la Journée internationale des droits des femmes. Une contre-manifestation menée par des femmes proches de Rachad. Hinane, féministe algéroise, habituée à sortir dans les marches du Hirak, était place Audin, au centre d’Alger, à l’occasion du 8-Mars. Contactée par Sputnik, elle dit avoir été témoin d'une attaque en règle menées par «un groupe de femmes voilées» pour interdire aux manifestantes de revendiquer l'abrogation du Code de la famille, une loi datant de 1984 qui inclut des préceptes islamiques.
«J’ai répondu à l’appel du Réseau Wassila et d’autres associations féministes pour revendiquer les droits des femmes. Sur place, avec des amies, nous avons constaté l’arrivée d’un groupe de femmes qui scandaient des slogans. Nous les avons rejointes en pensant que c’étaient des féministes. Une fois au milieu de ces femmes, j’ai pris conscience qu’elles scandaient des slogans anti-pouvoir qui n’avaient aucune relation avec les revendications pour les droits des femmes. Avec une amie, nous avons préféré nous mettre à l’écart de ce groupe de femmes de Rachad. J’ai pu voir que l’une d’entre elles a arraché la pancarte d’une amie qui faisait référence à l’abrogation du Code de la famille. D’autres ont insulté des féministes et leur ont craché dessus», explique Hinane.
«Machiwaktisme»
Hinane considère que l’objectif des femmes pro-Rachad était de récupérer cette manifestation pour les droits des femmes. «Elles disaient que la priorité était de se débarrasser du pouvoir et que cela passait avant nos droits. C’est une aberration, Je suis pour un État démocratique mais cela ne doit pas se faire au détriment du statut des femmes», insiste Hinane. Dans une déclaration à Sputnik, Nassera Merah, féministe et docteur d'État en sociologie, spécialiste de l'histoire de l'engagement politique des Algériennes, qualifie cette position de «machiwaktisme», (néologisme formé à partir de l’expression machi wakt, "ce n’est pas le moment", dans le parlé algérien). Selon elle, les islamistes ne sont pas les seuls à le mettre avant: «les premiers machiwaktistes sont certains de nos camarades démocrates».
«Les islamistes veulent montrer une image soft. Une récente déclaration de Ali Belhadj (dirigeant du FIS) est significative. Il demande d’applaudir les femmes à condition qu'elles ne parlent pas de droits. Exactement comme les démocrates depuis des décennies. Pour ce 8 mars, ces démocrates auraient pu venir soutenir les luttes des femmes car elles sont une partie indissociable du Hirak. Eh bien non ! Non seulement ils ont déserté le terrain mais en plus ils ont démobilisé les hirakistes qui auraient pu faire le poids face aux troupes qui, par naïveté et vide politiques, penchent vers les idées islamistes», explique-t-elle.
Pour Nassera Merah, les islamistes «savent surfer sur la vague lorsque le terrain est déserté». Une opinion que partage Hassan Mebtouche, militant du Hirak, qui estime qu’il n’existe pas de forcing des islamistes. «S’ils sont visibles c’est qu’il y a un retrait des démocrates», assure-t-il à Sputnik.
«La question de la démocratie a été tranchée, c’est la revendication principale des Algériens qui sortent dans la rue depuis le 22 février 2019. Parmi ces gens, il y a des islamistes. Mais beaucoup de personnes ont décidé de se retirer, ils ont laissé leurs places à la tendance islamiste. Ceux qui font le choix de fuir et de réagir derrière leurs écrans seront les perdants. Nous pouvons tout remettre en question, mais la démocratie et le pacifisme sont deux éléments irrévocables.»
El Djeich furax
Hassan Mebtouche considère que certains slogans scandés par les islamistes n’ont aucun intérêt. «Je ne vois pas où est le problème. Personnellement, je ne suis pas d’accord avec tous les slogans mais je me contente juste de ne pas les reprendre». Un avis que ne partage pas un commentateur d’El Djeich, la revue mensuelle du ministère algérien de la Défense nationale. Un texte non-signé, publié dans l’édition du mois de mars décortique certains slogans du Hirak. Ainsi, «dawla madania machi askaria» (un État civil, pas militaire), devise entendue dès les premières marches en 2019, est attribué aux islamistes. Partant du principe que ce slogan est repris par tous les marcheurs, le commentateur ne fait aucune différence entre les différentes tendances du Hirak.
«Par conséquent, il n’est point surprenant de faire face aujourd’hui à des organisations terroristes islamistes solidaires avec le courant de gauche, les laïcs ou même les ˝Ahrar˝ (hommes libres) qui veulent une démocratie oligarchique. (…) Que signifie le fait que les ennemis historiques et éternels, dont les idéologies et objectifs diffèrent, s’unissent contre l’institution de l’Armée nationale populaire ? Comme s’il s’agissait d’une horde de charognards, de loups et de hyènes qui veulent attaquer un lion qu’ils croyaient être une proie facile à atteindre», interroge ce commentaire.
Depuis le décès du général Ahmed Gaïd Salah, l’ancien chef d’état-major de l’armée algérienne, l’institution militaire a rarement eu des mots aussi durs à propos du Hirak.
*Organisation terroriste interdite en Russie