7.232 victimes, 1.541 avortements, 164 décès. Derrière ces chiffres-choc, les victimes in utero de la Dépakine recensées par l’APESAC (Association d’Aide aux Parents d’Enfants souffrant du Syndrome de l’Anti-Convulsivant), on trouve des vies brisées, des familles éprouvées, des espoirs, des dossiers administratifs, des combats. Pour ce reportage exclusif, certaines familles ont accepté de se livrer à Sputnik.
Grand prématuré «amoureux d’Aznavour»
Un jour d’automne clair et ensoleillé, Sputnik rencontre Aouatef Souissi dans son appartement bien agencé, près de Lille. Il est difficile de deviner que l’image de cette femme énergique cache une blessure profonde, la perte de son premier-né.
En 2014, lors de sa grossesse, rien ne présageait de la suite tragique des évènements et la future mère est partie en vacances en Espagne. Sauf que c’est dans ce décor paradisiaque que son fils, «un grand prématuré» qui «pesait 750 g», a vu le jour le 6 avril. Et d’emblée, les médecins ont annoncé aux parents son handicap: le garçon souffrait d’une malformation de la colonne vertébrale, une spina bifida.
«On m’a dit: “Ah? vous avez pris de la Dépakine? C’est connu quand même depuis longtemps que la Dépakine provoque souvent des spina bifida.” Cette phrase a résonné en moi des mois plus tard», se rappelle Aouatef Souissi.
«Malgré sa grande prématurité, il avait de très grands yeux, il était très éveillé. On communiquait beaucoup par le regard. Avant qu’il se couche, je lui chantais des chansons, des comptines, des berceuses, c’est là que je me suis aperçu que c’était un amoureux d’Aznavour. Il était très sensible à ça, il réagissait beaucoup», raconte Aouatef Souissi.
Rapatriée en France, les parents ont pu rester deux mois avec leur fils, mais face à l’évidence que pour lui, «ce ne serait pas une vie digne», ils ont fini par accepter de lever des soins intensifs qui maintenaient le garçon en vie. Depuis, Aouatef Souissi a fait de cette tragédie «un combat personnel d’information» pour dénoncer les méfaits de la Dépakine. Mais le temps ne s’est pas arrêté et elle profite de la vie pour élever sa fille de cinq ans.
«Bien sûr, l’argent ne remplace rien. Mais quelle que ça soit la somme, j’accepte», conclut Aouatef.
Un collège d’experts de l’ONIAM (Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux) est arrivé aux conclusions que Raphaël avait «été empoisonné in utero par le valproate de sodium» (le principe actif de la Dépakine) et Aouatef Souissi vient d’accepter l’indemnisation qu’on lui a proposée.
Un handicap qui «ne se voit pas à l’échographie»
Rien ne distingue en apparence la famille Brunot, avec ses quatre enfants qui jouent avec leur chien dans un parc, le père pompier professionnel et la mère au foyer, d’une famille française ordinaire. Mais cette façade cache une histoire à rebondissements douloureux. Hugo, l’un des jumeaux, est né avec des troubles neurologiques du fait de la Dépakine prescrite à sa mère.
«Ça a été un parcours du combattant pour avoir nos enfants, parce qu’on est passés par la PMA. On m’a expliqué qu’on pouvait avoir le spina bifida, visible à l’échographie. Hugo est autiste et hyperactif… Sauf que ça ne se voit pas à l’échographie», confie à Sputnik Ingrid Brunot, sa mère.
«On sait qu’il y a des couples qui sont séparés. Nous, on est restés ensemble, malgré la difficulté. Mon idéal serait qu’il travaille un jour. Que Hugo [travaille, ndlr], même si je sais que c’est difficile. Là, ça serait une vraie joie», assure l’époux d’Ingrid Jérôme Brunot.
Dans l’histoire des Brunot, la rencontre avec les activistes de l’APESAC a été un moyen de rompre l’isolement et de commencer «à relativiser».
«C’est grâce à Marine Martin que j’ai découvert que la Dépakine pouvait être la cause de l’autisme d’Hugo. Grâce à cette association, on se rend compte qu’il y a beaucoup de familles touchées qui sont dans la même situation que nous, voire pire», explique Ingrid Brunot.
L’association regroupe des milliers de personnes, mais découragées par la lenteur des réactions officielles et trop pris par la gestion au quotidien du handicap de leurs enfants, les familles ne se lancent pas forcément dans des procédures juridiques.
«Si je ne le fais pas, personne ne le fera à ma place»
Pour Marine Martin, la présidente de l’APRSAC, l’histoire du «scandale sanitaire de la Dépakine» débute en 2002, quand son fils nait «avec des malformations puis avec ses troubles autistiques.» Persuadée qu’elle est victime de «trop de malchance pour être honnête», la jeune femme se lance à la recherche d’information, puisqu’au fil des consultations médicales, on «n’arrivait pas à lui donner une réponse.»
«Je voulais avoir d’autres enfants, je voulais savoir si c’était génétique», précise à Sputnik Marine Martin.
«J’ai créé une association pour rassembler des familles qui étaient dans la même situation que moi, parce que l’épilepsie, pour laquelle on prescrit ce médicament, est une maladie extrêmement répandue», détaille Marine Martin.
Même la crainte que ses deux enfants touchés puissent être relégués à la fin de la liste d’attente pour l’indemnisation n’arrête pas la lanceuse d’alerte. Sa volonté de se battre la pousse à s’introduire à l’Assemblée générale de Sanofi, en 2018 ou à interpeller Jean Castex quand le hasard les place côte à côte dans l’avion. «Je vais là où les élus se déplacent. Si je ne le fais pas, personne ne le fera à ma place», conclut Marine Martin, combattive.
Les élus au secours des familles
Malgré des années de combat, Marine Martin considère que «le dispositif qu’on a mis en place ne fonctionne pas bien, il traite très peu de dossiers et les indemnisations sont faibles.» Mais son énergie a entrainé dans le sillage de ses batailles procédurières et financières plusieurs personnalités politiques et syndicalistes.
«Je me suis rendu compte qu’il y avait un certain nombre de dysfonctionnements qui ne permettaient pas d’aboutir à la satisfaction qu’avait souhaitée le Parlement en 2016. Aujourd’hui, il reste des difficultés pour que des dossiers soient déposés», confirme au micro de Sputnik Véronique Louwagie, députée (LR) de l’Orne.
Rejeté en commission à l’Assemblée, cet amendement a recueilli un «avis de sagesse» du gouvernement et a finalement été adopté en séance.
Le dossier est pourtant loin d’être clos, puisque sur plus de 600 victimes ayant déposé une demande d’indemnisation, 95 avis favorables ont été rendus, pour un montant total de 10 millions. En plus, si la «responsabilité entière du laboratoire Sanofi» a été retenue, l’État est aussi mis en cause dans un tiers des dossiers.