Le choc était inévitable. Au-delà de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19, la situation économique de très nombreux Français s’est fortement dégradée cette année.
D’après les associations caritatives, un million d’entre eux auront basculé dans la pauvreté d’ici la fin 2020. Une lame de fond qui balaie de nombreux profils: des salariés aux chômeurs en passant par les étudiants ou les intérimaires.
Les chiffres donnent le tournis. D’après le dernier baromètre de la pauvreté IPSOS/Secours populaire, durant les deux mois du confinement, 1.270.000 personnes ont sollicité l’aide de l’association dans ses permanences d’accueil. À titre de comparaison, ils étaient 3,3 millions sur l’ensemble de 2019. Signe de la déflagration économique inédite que le Covid-19 a provoqué, 45% des individus qui ont fait appel au Secours populaire durant le confinement étaient inconnus de ce dernier.
Les actifs particulièrement exposés
«Beaucoup n’avaient jamais demandé d’aide à personne. Et là, non seulement ils n’ont plus de quoi se nourrir, mais ils ne peuvent plus payer leur loyer ni l’électricité», confirme Henriette Steinberg, secrétaire générale de l’association, à l’AFP. Elle avertit du caractère historique du drame:
«Nous n’avons jamais vécu une situation pareille depuis la Seconde Guerre mondiale, et il y a urgence.»
Malgré les dispositifs d’aide du gouvernement comme le chômage partiel, qui a servi de filet de sécurité pour des centaines de milliers d’employés dont l’activité a été arrêtée ou réduite, un Français sur trois a subi une perte de revenus depuis le confinement.
D’après le baromètre de la pauvreté IPSOS/Secours populaire, les actifs sont particulièrement exposés à cette nouvelle vague de précarité. Alors que le confinement a pris fin en mai, 43% disent avoir perdu une partie de leurs revenus. Pour 16% d’entre eux, la perte est même «importante». «C’est le cas d’un tiers des ouvriers et de près d’un quart des personnes au bas de l’échelle des revenus (moins de 1.200 euros nets par mois)», explique le Secours populaire.
«Vous n’avez qu’à regarder le nombre de rideaux baissés»
Selon les chiffres de la Banque de France dévoilés par Le Parisien, les Français ont épargné plus de 85 milliards d’euros entre mars et juillet. Un record. Le Secours populaire souligne que si près de la moitié des Français ont réussi à mettre de l’argent de côté durant la crise, il s’agit «plutôt des hommes, cadres et Franciliens» qui ont bénéficié d’une réduction de leur consommation.
L’association caritative fondée en 1945 rappelle que de l’autre côté de l’échelle sociale, un tiers des Français peinent à boucler leurs fins de mois, que 18% d’entre eux sont systématiquement à découvert et que 38% des citoyens de France ont déjà connu la pauvreté, «un niveau en hausse de 1 point par rapport à 2019».
«Ce qui nous inquiète particulièrement, c’est la fermeture de petites entreprises, comme celles du bâtiment ou de la restauration, qui représentent beaucoup d’emplois et qui sont obligées de licencier», se désole Henriette Steinberg.
«Vous n’avez qu’à regarder le nombre de rideaux baissés qui n’ont pas rouvert après le déconfinement», ajoute-t-elle.
Sauvées par les aides du gouvernement comme les décalages de charges, les Prêts garantis par l’État (PGE), de nombreuses entreprises touchées par la crise voient arriver des mois très difficiles. Il faudra, à un moment, passer à la caisse.
D’autant plus que «le gel de l’état de cessation de paiement et la fermeture des tribunaux de commerce» durant le confinement «ont maintenu statistiquement en vie des entreprises qui auraient, en temps normal, été déclarées en situation de défaut de paiement», comme le souligne l’assureur-crédit Euler Hermes. Le géant de l’assurance prévoit que 62.000 entreprises seront en situation de défaillance en 2021 en France, soit une hausse de 32% par rapport à 2020.
Un tableau très sombre qui va contribuer à l’augmentation du taux de chômage que l’INSEE prévoit déjà à 9,5% à la fin 2020, contre 7,1% à la fin du premier trimestre. Les trois premiers mois de l’année ont vu la destruction nette de 492.200 emplois, un chiffre qui a baissé à 158.200 lors du deuxième trimestre. «Après avoir été amortie par le dispositif de chômage partiel, la détérioration du marché du travail serait retardée, mais importante. Le taux de chômage pourrait connaître un pic supérieur à 11,5% mi-2021», prévient de son côté la Banque de France.
«Ces anciens salariés, que personne n’aide aujourd’hui, ce sont eux les nouveaux visages de la pauvreté», assure Henriette Steinberg, avant de poursuivre: «Des gens qui vivaient modestement et discrètement, mais qui subvenaient à leurs besoins et qui aujourd’hui n’ont plus de quoi manger.»
France infoa recueilli le témoignage de Marc, 58 ans, maître d’hôtel habitué à travailler en extra pour les palaces cannois et les grands événements de la Côte d’Azur. Il a vu ses contrats s’annuler les uns après les autres. «Le gouvernement avait promis de ne laisser personne sur le bord de la route, mais nous les extras, on n’a le droit à aucune aide!», déplore-t-il. Pour subsister, Marc est obligé de compter sur l’aide de son fils mécanicien, âgé de 20 ans. Une situation qu’il vit mal: «Quand ce genre de choses vous arrive à mon âge, vous vous demandez ce qu’on a fait pour mériter ça.»
Un Français sur sept saute des repas
Même son de cloche du côté de Pierre*, 47 ans, qui a vu sa mission d’intérim prendre fin avec l’arrivée du confinement. Pas éligible à l’allocation chômage, il doit survivre avec «500 euros de RSA pendant trois mois et quelque 130 euros mensuels d’allocation de solidarité spécifique depuis mai», relate France info. Alors, pour joindre les deux bouts, il «mange une fois par jour» et «n’utilise du carburant que pour aller aux entretiens d’embauche».
Les jeunes sont également particulièrement touchés par la crise, surtout ceux issus de familles modestes. C’est notamment le cas de certains étudiants qui comptent sur des petits boulots pour financer leurs études, comme le souligne le Secours populaire.
Kab Niang s’occupe de l’antenne de l’association à l’université Paris-VIII. Durant le confinement, il a fait livrer plus de 1.800 colis alimentaires à ses camarades.
«D’habitude, on fait une cinquantaine de colis par mois. Mais en 24 heures, j’ai reçu 250 demandes. Et chaque semaine, les demandes étaient plus nombreuses», raconte l’étudiant en master de littérature française.
Ce dernier explique que beaucoup d’étudiants «n’avaient plus aucune source de revenus». «C’était la galère, même pour payer un loyer de 300 euros en coloc ou en chambre universitaire», assure-t-il.
Pour Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, qui s’est confié à France info, «de nouveaux profils ont rejoint les rangs des personnes qui étaient déjà en situation de précarité avant l’épidémie: ce sont des gens qui étaient sur le fil, mais qui, bon an mal an, se débrouillaient.» Et de nombreux profils sont concernés, estime Christophe Robert: «des étudiants, de jeunes travailleurs, des commerçants, des retraités à revenus modestes, des familles qui n’avaient pas d’aides sociales, des travailleurs au noir ou précaires.»
Le Secours populaire affirme que la situation est telle qu’un Français sur quatre restreint les quantités dans son assiette et qu’un sur sept saute des repas (14%). Des chiffres qui montent à 46% et 38% «en bas de l’échelle des revenus». «Ce “rationnement” est particulièrement fort chez les personnes dont les revenus ont subi une baisse importante: 43% d’entre elles déclarent se restreindre “souvent” ou “parfois” sur la quantité des aliments consommés», assure l’association. Cette dernière assure que ce sont les femmes et les jeunes qui se restreignent le plus, que ce soit au niveau de la quantité ou de la qualité des aliments qu’ils consomment.
Certaines zones déjà fortement frappées par une pauvreté endémique se retrouvent dans en grande difficulté. C’est notamment le cas de la Seine–Saint-Denis, le département qui a le triste record du taux de pauvreté en France, avec 24,8% de la population sous ce seuil, bien qu’il soit le 7e en France pour la richesse produite.
Fin août, Sputnikrencontrait des membres de l’association Banlieues Santé, qui avaient investi l’esplanade Édouard Glissant à Stains. En collaboration avec le département et avec le soutien de la Fondation BNP Paribas, ses membres viennent en aide aux habitants en ces temps difficiles.
«La crise sanitaire nous a démontré que les inégalités sociales étaient grandissantes. Nous avons décidé de mener les actions encore plus proches des habitants, en bas des tours. Leur dire: il existe des solutions, allez les chercher», racontait à Sputnik Abdelaali El Badaoui, président fondateur de Banlieues Santé.
Devant une telle situation d’urgence, Jean Castex a reçu le 2 octobre à Matignon dix représentants d’associations telles que le Secours catholique, le Secours populaire, Médecins du monde, Emmaüs ou encore la Fondation Abbé Pierre. Ces dernières demandent notamment un relèvement des minimas sociaux, tels que le revenu de solidarité active (RSA), l’Allocation aux adultes handicapés (AAH) et l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Elles souhaitent également l’ouverture du RSA aux plus jeunes, alors qu’il est actuellement réservé aux individus âgés d’au moins 25 ans.
La peur d’un nouveau choc économique
Ce 8 octobre, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, a demandé une hausse de 100 euros du RSA dans le cadre de «l’acte II» du plan pauvreté, qui doit être annoncé par le gouvernement le 17 octobre, Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté. Et à en croire les associations, la situation est plus qu’urgente.
Le Secours populaire rappelle que le précédent Baromètre IPSOS/SPF avait montré «une dégradation sans précédent» des conditions de vie des plus précaires en 2019. La crise du coronavirus a jeté de l’huile sur le feu incandescent de la pauvreté. Désormais, 57% des Français ont craint de basculer dans la précarité, à un moment de leur vie.
Le regain de l’épidémie de coronavirus s’accompagne de nombreuses restrictions dans plusieurs régions, qui voient leurs bars fermés, leurs restaurants soumis à un protocole sanitaire draconien ou un nombre élevé d’événements annulés pour limiter les risques de contagion. Le spectre du reconfinement plane sur la France. Le 7 octobre, la France a battu son record de nouvelles contaminations au Covid-19 en 24 heures: 18.746. Un contexte qui risque de provoquer un nouveau choc économique et briser tout espoir de reprise.
Henriette Steinberg, ne s’y trompe pas. Selon elle, la masse d’individus qui font appel au Secours populaire représente «un chiffre absolument énorme».
«Mais j’ai bien peur que ce soit encore en train d’augmenter», conclut-elle.