C’est un pavé dans la Mare Nostrum que le porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a lancé lundi 10 août 2020. Lors d’une conférence de presse animée au siège de cette ONG indépendante, spécialisée dans le monitoring des mouvements migratoires en mer Méditerranée, Romdhane Ben Amor a déclaré que «les gouvernements italien et espagnol ont sommé la Tunisie de procéder au rapatriement de ses ressortissants entrés illégalement sur leur territoire cette année».
Ces pressions, qui n’ont pas été commentées par Tunis, interviennent dans un contexte marqué par l’arrivée de plus de 4.000 Tunisiens sur l’île de Lampedusa au cours du mois de juillet 2020.
Interrogé par Sputnik, le porte-parole du FTDES a indiqué que les pressions italiennes visaient à imposer la révision d’un procès-verbal établi en 2011 entre les deux pays en matière de gestion des flux migratoires. L’Italie a réagi fin juillet en dépêchant à Tunis sa ministre de l’Intérieur Luciana Lamorges et en convoquant l’ambassadeur de Tunisie à Rome. Dans une interview accordée vendredi 7 août au quotidien français Sud Ouest, le ministre italien des Affaires étrangères Luigi Di
«En réalité, il n’existe aucun accord entre les deux États puisque aucun texte n’a été adopté par les parlements italien et tunisien. Il s’agit d’un procès-verbal qui prévoit que l’Italie accorde des titres de séjours provisoires aux Tunisiens qui sont arrivés sur son territoire avant le 4 avril 2011. En contrepartie, la Tunisie a accepté de revoir à la baisse le quota de contrats saisonniers pour les jeunes Tunisiens qui était, avant 2011, de 3.000. Le procès-verbal prévoit également un contingent de 80 migrants irréguliers susceptibles d’être refoulés par l’Italie chaque semaine. C’est justement ce chiffre que les Italiens veulent revoir à la hausse», souligne le porte-parole du FTDES.
Charters maritimes
Ces dernières années, dans le cadre de cet accord officieux, l’Italie a procédé à l’expulsion de plusieurs milliers de jeunes Tunisiens via des vols charters entre les aéroports de Palerme et d’Enfidha, une ville située à plus d’une centaine de kilomètres au sud de Tunis. Ainsi en 2019, plus de 1.300 migrants avaient fait l’objet d’une procédure de raccompagnement aux frontières. En 2020, avant la pandémie de coronavirus, 96 migrants ont regagné la Tunisie.
Selon Romdhane Ben Amor, en plus de l’augmentation du quota de rapatriés, Rome souhaite, pour des raisons budgétaires, imposer l’utilisation de bateaux plutôt que les traditionnels vols charters. Mais le porte-parole de l’ONG estime que l’Italie n’est pas confrontée à une crise migratoire et que le dossier des migrants tunisiens n’est utilisé qu’à des fins politiciennes par la droite italienne.
«Depuis le début de l’année 2020, l’Italie a vu l’arrivée de 14.000 migrants de toutes les nationalités. Nous sommes loin des 150.000 arrivées enregistrées les années précédentes. En fait, cette fausse problématique de migrants tunisiens est un dossier qui est utilisé par certaines forces politiques. C’est le cas notamment de la droite qui veut se positionner sur l’échiquier politique», assure-t-il.
Le piège de Mellila
Le FTDES s’inquiète aussi du sort de centaines de migrants tunisiens placés dans un centre de rétention dans l’enclave espagnole -en territoire marocain- de Mellila. «L’Espagne n’a jamais été une route migratoire pour les Tunisiens. Mais le renforcement des contrôles des gardes-côtes tunisiens et la politique de refoulement des autorités italiennes a conduit de nombreux jeunes à se rendre par avion jusqu’au Maroc et entrer par voie terrestre dans l’enclave espagnole de Melilla», dit-il.
Ainsi, depuis 2018, 1.748 ressortissants tunisiens ont réussi à arriver dans ce territoire.
«Les premiers temps, les autorités espagnoles plaçaient ces migrants dans un camp puis les relâchaient au bout d’un mois en leur remettant un avis d’expulsion du territoire. Mais lorsque les Espagnols ont constaté une explosion de ce phénomène, ils ont voulu imposer à la Tunisie un accord sur la migration non réglementaire similaire à celui qu’ils ont signé avec le Maroc.»
Actuellement, 800 migrants en situation irrégulière se trouvent dans ce camp de Mellila. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux dénonce les conditions «qui ne préservent pas la dignité humaine» qui leur sont imposées, notamment en cette période de crise sanitaire. Actuellement, les discussions entre les deux États sont bloquées, prolongeant ainsi une situation considérée par certaines ONG comme «une prise d’otages».
Sous-traitance
«Une des mesures prises par le ministère de l’Intérieur consiste à contrôler dans les villes côtières les jeunes gens originaires des autres régions du pays. Cela constitue une menace du principe de la liberté de circulation des citoyens tunisiens dans leur propre pays. L’Union européenne n’hésite pas à mettre en avant l’exception tunisienne en matière de démocratie dans les pays arabes. Mais ce discours est loin de la réalité car les accords de partenariat entre la Tunisie et l’UE qui consacrent les principes de liberté de circulation des personnes, des capitaux et des marchandises ne profitent pas aux Tunisiens. Les Européens ont su utiliser la fragilité des différents gouvernements tunisiens pour leur imposer de bloquer les frontières sud de l’UE aux migrants», déplore Romdhane Ben Amor.
Lundi 3 août, Abderrahman Hedhili, le président du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, a été reçu par le Premier ministre chargé de gérer les affaires courantes, Elyès Fakhfakh. Abordant la question de l’augmentation des départs de migrants tunisiens vers l’Italie, ce dernier a indiqué que «ce phénomène nécessite un diagnostic et un traitement selon une approche globale qui prend en compte les dimensions sociale, économique et intellectuelle».
Un discours qui ne convainc pas le FTDES puisque Romdhane Ben Amor considère que rien n’a changé avec l’arrivée du Président Kaïs Saëed malgré le discours «souverainiste» qui avait caractérisé sa campagne électorale. Il avoue ne pas s’attendre à un changement de position avec la désignation de l’actuel ministre de l’Intérieur, Hichem Mechichi, pour former un nouveau gouvernement. Et pour cause, Mechichi «a collaboré activement avec les Italiens pour surveiller les côtes lorsqu’il était ministre de l’Intérieur».