Hasard du calendrier ou pas, le timing choisi par le nouveau ministre italien de l'Intérieur était tout sauf opportun. Alors que la Tunisie était en train d'enterrer ses morts, noyés au large de l'île de Kerkennah, Matteo Salvini, fraîchement nommé, effectuait une visite dans un centre de migrants en Sicile, où il a tenu des propos plus que polémiques:
«Je parlerai avec mon homologue tunisien, parce que, comme je l'ai dit, [la Tunisie, ndlr] est un pays libre et démocratique, où ne sévit ni guerre, ni épidémie, ni famine, ni peste, mais qui ne nous envoie pas des gens respectables, mais souvent et sciemment, des tôlards», a déclaré Matteo Salvini aux journalistes, depuis le centre de Pozzallo, en Sicile.
«De plus en plus de clandestins arrivent depuis la Tunisie. Ce ne sont pas des réfugiés de guerre, mais souvent des délinquants et ex-détenus. Réduire les embarquements, augmenter les rapatriements, avec des centres d'expulsion dans chaque région, des accords plus forts avec les pays d'origine, et renégociation avec l'Europe sur le rôle de l'Italie. […] à nous de nous faire entendre maintenant!»
Alors qu'il assurait avoir l'intention de s'entretenir avec son homologue tunisien, c'est par la case Affaires étrangères que le locataire du palais du Viminal dut passer. L'ambassadeur italien en Tunisie a, en effet, été convoqué par le département ministériel qui a exprimé son «étonnement» face aux déclarations du «nouveau» ministre italien et «qui dénotent d'une méconnaissance des différents mécanismes de coordination établis entre les services tunisiens et italiens en charge de la lutte contre» la migration irrégulière. Un novice, en somme, excuserait presque le département tunisien.
De retour à son ambassade, le diplomate italien s'est entretenu avec le ministre, lequel, sans présenter formellement des excuses, invoquera des déclarations «sorties de leur contexte», et dira tout le bien qu'il pense de la coopération avec la Tunisie.
Incident clos, mais entre temps, il aura provoqué l'indignation de beaucoup de Tunisiens, bouleversés par la mort d'une centaine de migrants le week-end dernier… et fait les choux gras de la presse italienne, de toutes les sensibilités politiques.
Tunisia, strage in mare ma Salvini attacca: "Spesso esporta galeotti". "L'Italia dirà 'no' a riforma Dublino" https://t.co/GCb2N1Nhuk
— la Repubblica (@repubblica) 4 июня 2018 г.
Tunisie: un massacre en pleine mer, mais Salvini attaque: Elle exporte souvent des détenus! peut-on lire dans le quotidien La Repubblica, deuxième journal d'Italie, de centre-gauche.
"L’ambasciatore italiano a Tunisi fa sapere che le parole di Salvini sono state prese «fuori dal contesto»." @matteosalvinimi mo fammi capire l'hai detto o non l'hai detto https://t.co/7THkUGQQHv
— Khalil Ben Said (@khalilou88) 4 июня 2018 г.
Migrants, la rage de la Tunisie après les attaques de Salvini: «grand étonnement», titre le Corriere della Sera, premier journal d'Italie, et classé centre-droit.
«L'ambassadeur italien en Tunisie fait savoir que les mots de Salvini ont été "sortis de leur contexte"». @matteosalvinimi, mais explique-moi, tu as dit ça, ou tu l'as pas dit? tacle cet internaute, alors qu'un autre twitto commentait: «ça commence bien», en allusion à la fraîche nomination de Salvini.
C'est que le ministre de l'Intérieur, leader de la Ligue (extrême droite italienne), s'est fendu, depuis, d'une autre déclaration.
Migranti, Salvini: "Chi si è offeso in Tunisia sbaglia" #migranti https://t.co/rsAxEbOC22 pic.twitter.com/lX0e2QujWP
— Tgcom24 (@MediasetTgcom24) 4 июня 2018 г.
«Salvini: Ceux qui se sont offusqués en Tunisie, se trompent»
«Ceux qui en Tunisie se sont sentis offusqués (par mes propos) se trompent. Il y a beaucoup de gens bien qui arrivent ici. Mais aussi des gens pas bien», a tenté le ministre italien pour se rattraper, lors d'un meeting à Fiumincino.
«Les gens bien», ce sont ceux dont le départ inquiète, justement, les Tunisiens. En novembre 2017, un rapport alarmant de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) indiquait que depuis le soulèvement populaire de 2011, près de 95.000 diplômés de haut niveau s'étaient expatriés. 84% d'entre eux ont choisi l'Europe. Une fuite de cerveaux qui participe du saignement du pays, en phase de reconstruction.
#Tunisie: la fuite des cerveaux s’accélère — Selon l'OCDE, 95 000 Tunisiens ont choisi, depuis la chute du régime de Ben Ali, en 2011, de faire leur vie ailleurs, dont 84 % en Europe. https://t.co/by6UqBDheB
— Jeune Afrique (@jeune_afrique) 9 мая 2018 г.
Mais les flux humains n'ont jamais été linéaires, sous ces cieux. Rappelant des épisodes oubliés de l'histoire des deux rives, l'écrivain et éditorialiste tunisien, Soufiane Ben Farhat, confondra le ministre italien et l'invitera à plus d'humilité. Il fut un temps, rappelle-t-il, où la Tunisie ouvrait ses portes aux Italiens fuyant la famine ou les persécutions en Sicile… même s'ils devaient être arrêtés, une fois en Tunisie, par la police du Protectorat français.
«La vie est une roue qui tourne. Hier encore, c'était les Italiens qui émigraient en Tunisie en très grand nombre. Pendant la colonisation, les Italiens dépassaient en nombre les Français, et toutes les autres nationalités», a rappelé Soufiane Ben Farhat sur sa web TV, Tunisia Channel, en présentant deux journaux tunisien et français, datant respectivement de 1947 et 1953.
«Les Cap-Bon (pointe nord-est de la Tunisie) demeure le lieu d'atterrissage favori des clandestins venant de Sicile», titre la Dépêche. On peut lire dans le magazine français «Aujourd'hui»: Risquant la mort et la prison, «les touristes clandestins» venant de Sicile traversent 250 kms de mer pour aborder le Cap-Bon.»
«Les côtes du Cap Bon ont de tout temps servi de lieu d'atterrissage aux indésirables qui, fuyant la Sicile, les carabiniers à leurs trousses, ou pour toute autre raison, viennent chercher, sous nos latitudes, la paix, le pain et la liberté.»