Élimination du chef d’Al-Qaïda au Maghreb: vers la fin d’une hégémonie terroriste algérienne au Sahel?

Pour le président du Centre 4S, Ahmedou Ould Abdallah, la mort du chef d’AQMI sonne la fin de l’hégémonie des «petits émirs algériens au Sahel». Dans l’affrontement que se livrent actuellement AQMI et Daech au Mali, le fait saillant est l’émergence de chefs terroristes locaux. Une indigénisation qui va rendre plus difficile leur traque. Entretien.
Sputnik

L’élimination d’Abdelmalek Droudkel, le 3 juin, à Talhandak (région de Tessalit), a été saluée comme un succès majeur des forces françaises. Plus connu sous le nom de guerre d’Abou Moussab Abdelouadoud, la mort de cet «émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique* (AQMI) et [de] plusieurs de ses proches collaborateurs» marque la fin du règne des petits émirs algériens au Sahel.

De son côté, l’Algérie a fait savoir qu’elle souhaitait reprendre sa médiation dans la gestion des accords de paix au Mali (Accords de Tamanrasset de 1990 et Accords d’Alger de 2015). Censé mettre un terme à l’invasion islamiste au Nord Mali, ayant provoqué l’intervention de la France avec le déploiement de la force Barkhane, l’Accord d’Alger est toujours bloqué.

​Le terroriste algérien aurait-il été victime de son désaccord avec les deux djihadistes «locaux» opérant au Mali, Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa, pourtant issus de la même mouvance d’AQMI? Du fait de son opposition à des négociations avec l’État malien, il pourrait avoir fait l’objet de «dénonciations» de la part d’islamistes touaregs «antagonistes» qui auraient permis aux services algériens et français de le localiser.

Parmi eux, Iyad Ag Ghali, le chef du Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM)*, la coalition terroriste affiliée à Al-Qaïda au Maghreb islamique*. Pour sa part, Amadou Koufa, de son vrai nom Amadou Diallo, dirige le Front uni du Macina, composé de djihadistes peuls. C’est à ce groupe qu’est attribué l’enlèvement, le 25 mars dernier, du leader de l’opposition malienne, Soumaïla Cissé. Son ralliement en 2017 avait scellé la création de la coalition du GSIM* qui contrôle aujourd’hui une grande partie du territoire malien.

Élimination du chef d’Al-Qaïda au Maghreb: vers la fin d’une hégémonie terroriste algérienne au Sahel?

Ahmedou Ould Abdallah est un ancien envoyé spécial des Nations unies au Burundi, en Afrique de l’Ouest et en Somalie. Il dirige aujourd’hui le Centre 4S à Nouakchott, qu’il a fondé en 2010, après avoir été ministre dans son pays, occupant notamment le portefeuille des Affaires étrangères de 1968 à 1985. Selon lui, cette disparition marque une victoire des djihadistes locaux sur les leaders historiques d’AQMI* venus du Maghreb.

Avec l’émergence d’une «jeune» génération de djihadistes, se pose la question de savoir qui d’AQMI* ou de Daech* sortira vainqueur de cette lutte pour le leadership de la région, comme il le confie au micro de Sputnik France.

Sputnik France: Pensez-vous qu’Abdelmalek Droudkel a eu tort de passer sur le «versant Kidal» de l’Adrar des Ifoghas, où vivent des Touaregs hostiles?

Ahmedou Ould Abdallah: «Sa mort, en tous cas, est le signe que la longue lignée d’émirs algériens ayant régné jusqu’ici sans partage au Sahel est en train de disparaître. Parmi les plus emblématiques, il y a Mokhtar Bel Mokhtar, disparu dans le sud de la Libye en 2016. Certes, on n’a toujours pas la preuve tangible que Mister Marlboro est bien mort. Sauf que quand un chef islamiste de cet acabit disparaît, “sa” ou “ses” veuves ne se remarient plus!»

Sputnik France: Cet ancien du GIA (Groupe islamique armé), du GSPC algérien (Groupement salafiste pour la prédication et le combat) et d’Al-Qaïda pour le Maghreb islamique* (AQMI) était-il vraiment devenu un «second couteau»?

Ahmedou Ould Abdallah: «La disparition de ce leader algérien historique d’AQMI* s’inscrit dans une continuité. Il y a eu d’abord la mort en 2012, d’Abou Zaïd, puis celle de Djamel Zitouni, de Layada et, plus récemment, d’Abou Aicha, tué en mai dernier. Avec l’élimination d’Abdelmalek Droukdal, soit il n’y aura plus de place laissée aux leaders du GSIM*, soit on va assister à une poussée de l’État islamique dans le Grand Sahara* (EIGS), c’est-à-dire de Daech*. Le fait saillant, toutefois, c’est l’indigénisation du terrorisme au Sahel.»

Sputnik France: Quelles seront les conséquences de ce coup dur porté à AQMI?

Ahmedou Ould Abdallah: «AQMI va continuer à opérer selon son modus operandi habituel, voire à nouer des alliances avec l’EIGS*. Mais avec l’émergence de leaders terroristes locaux, il devient plus difficile de les arrêter. D’abord parce qu’ils ont davantage de complicité avec les populations locales ou peuvent exercer des pressions pour en obtenir, mais aussi, parce qu’ils ne sont pas fichés, alors que les Maghrébins l’étaient tous dans leur pays d’origine, où l’état civil est mieux structuré.

Opérations extérieures: jusqu’où ira l’armée algérienne?
La Somalie est un bon exemple de ce qui pourrait arriver au Sahel. Les alliances tribales et familiales ont permis aux Shebabs de bénéficier d’importantes protections. Cela est vrai aussi dans le cas de Boko Haram*, au Nigéria. Il faut donc s’attendre à une évolution sociale et sociologique sous l’angle de la tribu au Mali.»

Sputnik France: Y aura-t-il des répercussions sur la libération de l’homme politique malien Soumaïla Cissé?

Ahmedou Ould Abdallah: «Voilà déjà plus de deux mois que Soumaïla Cissé a été enlevé sans que l’on ait pu retrouver sa trace. Ce qui veut dire qu’il a déjà été échangé à plusieurs reprises par différents groupes terroristes, voire transporté dans des régions plus complexes d’accès, quelque part aux frontières du Mali…

Tout le monde souhaite qu’il recouvre la liberté, mais cela ne se fera pas sans une négociation avec les autorités maliennes. Or, dans ce genre de prise d’otage, celui qui triche peut gagner! Et, bien sûr, il y aura des frais à payer, pour ne pas appeler cela une rançon.»

Sputnik France: Pensez-vous que Iyad ag Ghali, le chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, aurait pu «livrer» Droukdal?

Ahmedou Ould Abdallah: «Non, je ne le crois pas, car il aurait fallu qu’il ait des relations officielles avec la France. Au Centre 4S, nous sommes persuadés qu’un changement de leadership s’est déjà opéré au Mali, avec l’émergence de Sahéliens qui veulent que le terrorisme s’étende au-delà des trois États (Burkina Faso, Mali, Niger) sous couvert de charia. Du coup, les autorités maliennes auraient intérêt à négocier avec des leaders comme Iyad Ag Ghali ou Amadou Koufa, tant que ces derniers sont encore en mesure de négocier.

Le premier revendique son appartenance à Kidal. Il a plus de recul que la plupart des autres leaders terroristes. Le second est plus âgé, mais son mouvement au centre du Mali est plus récent et il cherche de la reconnaissance. Au lieu de tout vouloir régler par lui-même sous prétexte que ces groupes rebelles sont sur son territoire, le gouvernement malien aurait également intérêt à demander de l’aide à ses partenaires.»

Sputnik France: Y a-t-il un risque que l’armée française se retire du Mali?

Ahmedou Ould Abdallah: «La France ne veut pas que sa force Barkhane soit piégée plus de dix ans dans le désert. Elle cherche à sortir d’une situation qui n’est pas que militaire, mais relève de la gestion politique. On oublie trop souvent que la plupart des rébellions sous nos latitudes est due à de la mauvaise gouvernance et à son lot quotidiens d’exclusions ethniques, de bavures militaires, d’accusations de corruption ou de déni de justice.

Le «tribalisme et le favoritisme» dans les armées d’Afrique de l’Ouest favorisent la montée du djihadisme
Paris ne peut pas régler les problèmes du Mali à sa place, mais ne peut pas non plus se retirer brutalement. C’est un vrai dilemme, d’autant que la France aimerait bien se décharger d’une partie de ce fardeau sur l’Allemagne, par exemple. Œuvrer dans des pays qui font l’objet non seulement d’attaques terroristes, mais sont montrés du doigt pour des exécutions sommaires ou pour des violations systématiques des droits de l’homme n’est pas une sinécure.»

Sputnik France: Est-ce la raison de la réunion du Conseil de sécurité, le 5 juin, pour examiner l’état des armées au Sahel?

Ahmedou Ould Abdallah: «Le Conseil de sécurité condamne les violences systématiques contre les personnes et l’impunité au sein des armées. Une erreur, ça peut passer, mais pas des bavures à répétition, surtout quand on tue tous les jours des individus à cause de leur appartenance ethnique ou religieuse. Au Mali, la division qui est chargée des droits de l’homme au sein de la MINUSMA a dénoncé dans son dernier rapport pas moins de 380 morts de ces abus par les Forces armées maliennes (FAMA), rien que sur les trois premiers mois de l’année.

Antiterrorisme, bavures et droits de l'Homme, les armées sahéliennes sous pression
C’est pourquoi, au Centre 4S, nous préconisions de revoir le secret-défense et la confidentialité au sein de nos armées, aussi bien pour les questions de budget que de comportement. Mieux vaut une petite armée professionnelle bien formée, bien équipée et, surtout, bien entraînée! Davantage de fonds devraient également être consacrés aux manœuvres militaires. Les exercices à grande échelle qui sont réalisés annuellement par la France ou les États-Unis au Sahel ne sont pas suffisants. Enfin, il faudrait recruter plus de femmes dans les forces combattantes.»

Sputnik France: à l’appel de plusieurs associations de la société civile, le QG de la force conjointe du G5 Sahel (FC G5 Sahel) vient d’être déplacé. Est-ce une bonne chose?

Ahmedou Ould Abdallah: «Après l’attentat de Sévaré en 2018, la décision a été prise de transférer le secrétariat militaire du G5 Sahel au centre de Bamako. Aujourd’hui, il est déménagé en périphérie de la ville, dans l’ancien aéroport. Le secrétariat permanent, lui, reste basé à Nouakchott. En revanche, on parle de plus en plus de son élargissement au Sénégal et à la Côte d’Ivoire, de plus en plus menacés. Deux pays importants dans la région dont l’arrivée pourrait professionnaliser davantage les armées du Sahel. Même si cette question n’est pas encore inscrite à l’ordre du jour de la prochaine réunion des chefs d’État du G5 Sahel, le 28 juin, à Nouakchott –qui sera virtuelle à cause de la pandémie –, elle n’en demeure pas moins d’une brûlante actualité.»

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