Pour la CRTV, la télévision nationale, la récente audience accordée par le Président camerounais à l'ambassadeur de France, Christophe Guilhou, est «la preuve que les liens entre Paris et Yaoundé (...) restent très étroits». Pour beaucoup de Camerounais, c'est surtout la preuve que Paul Biya est bien «vivant». En effet, le Président n’était plus apparu en public depuis le 11 mars, laissant courir de folles rumeurs sur son état de santé. Certains, sur les réseaux sociaux, s’étaient empressés d’annoncer son décès et même un démenti du ministre de la Communication n’avait pas réussi à les convaincre du contraire.
Cependant, la diffusion le 16 avril dernier des photos et vidéo de cette réapparition aux côtés de l’ambassadeur de France, qui a fait le déplacement au Palais de l’Unité, n’a pas mis fin au débat. Cette sortie a même provoqué un emballement sur les réseaux sociaux, donnant lieu à toutes sortes d’interprétations.
D’ailleurs, certains doutent encore de l’authenticité de ces images et font courir l’hypothèse d’un «montage». Une thèse soutenue par des collectifs des Camerounais de la diaspora qui dénoncent une «grossière manipulation» orchestrée avec «la complicité» de l’ambassadeur de France à Yaoundé, accusé d'être venu au secours de Paul Biya pour empêcher de faire constater la vacance du pouvoir. Depuis, des pétitions circulent en ligne pour demander le départ de Christophe Guilhou du Cameroun.
La pression de Maurice Kamto
Si Paul Biya n’a toujours pas pris la parole publiquement depuis la détection des cas de Covid-19 au Cameroun, il faut aller chercher les raisons dans le «tempérament» du chef de l’État.
«Les rumeurs récurrentes sur la "mort" de Paul Biya tiennent des batailles politiciennes puisqu'elles ne reposent sur rien de concret. J'imagine que les auteurs de ces racontars projettent des fantasmes inspirés autant par leurs calculs personnels que par des spéculations sur l'âge du Président. Mais ces personnes doivent se souvenir qu'il n'y a aucun rapport évident entre l'âge d'un individu et la période de son décès», poursuit-il à Sputnik.
Outré par le silence de Paul Biya face à la crise sanitaire, Maurice Kamto, président du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), avait saisi l’Assemblée nationale, mercredi 15 avril, pour que cette institution constate la vacance au sommet de l’État. Moins de 24 heures après, le Président a donné signe de vie avec cette audience accordée à l’ambassadeur de France. Était-ce un hasard du calendrier ou alors le Président camerounais aurait-il réellement cédé à une pression qui se faisait de plus en plus forte pour sauver son pouvoir? Fotsing Nzodjou, communicant du MRC, penche naturellement pour cette dernière hypothèse.
«Sortir de son confinement en ce moment précis, Paul Biya a dû le faire pour préserver son pouvoir et non pour parler à son peuple en capitaine encore apte à l’orienter. Seul le poste de capitaine est important, même s'il n'est pas concrètement ou visuellement assumé», dit-il à Sputnik.
Non sans narguer Maurice Kamto –qui a plusieurs fois appelé Paul Biya à prendre la parole sur la crise sanitaire qui secoue le monde–, Jacques Fame Ndongo, ministre d’État et secrétaire à la Communication du parti au pouvoir, fait constater que Paul Biya a parlé par «l’image (langage iconique)», «cette image a mis K.-O. le président élu… du MRC […]. Adepte de la politique fiction» qui «se voyait déjà à Etoudi (palais présidentiel, ndlr) non par les urnes, mais grâce à des raccourcis antidémocratiques», a-t-il écrit dans un communiqué diffusé le 17 avril sur les réseaux sociaux.
Intitulé «La leçon magistrale de Paul Biya», le texte fait l’éloge d’un Président qui «ne gesticule pas» mais qui «agit», notamment en pilotant «efficacement, au quotidien, le plan national de riposte contre le Covid-19». Autant dire que pour les partisans du Président camerounais, la stratégie du silence est toujours opérationnelle, et avec autant de succès, en temps de pandémie.
«La stratégie du silence», encore et toujours
Dans une déclaration au vitriol datée du 2 avril, le président du MRC soupçonnait déjà le chef de l’État d’avoir, ces dernières semaines, laissé «répandre la rumeur de sa propre mort pour essayer de tester la réaction des Camerounais afin de revenir afficher sa forme physique et narguer ses compatriotes». Si cette hypothèse de l’opposant est avancée, ce n’est pas par hasard. Déjà en 2004, une rumeur similaire au sujet du décès de Paul Biya s’était emparée du pays. Quelques jours plus tard, le chef de l’État avait dû faire une interview à la télévision nationale, donnant «rendez-vous dans 20 ans» à ceux qui «s’intéressent à ses funérailles».
Tout de même, et alors que le Cameroun a déjà dépassé le cap des 1.000 personnes contaminées au coronavirus, le silence de Paul Biya, bien qu’habituel, fait l’objet de questionnements. Cette distanciation politique propre au Président camerounais est-elle efficace en ces temps de crise sanitaire? François Marc Modzom pense que «le silence de Paul Biya sur le sujet ne perturbe en rien la stratégie de lutte contre le coronavirus».
«Commençons par nous demander ce qu'ont produit les sorties de certains chefs d'État au sujet de cette crise sanitaire. À vrai dire, personne n'en savait rien au départ. D'où des déclarations et prises de position souvent assez contradictoires. Dans ce contexte, toute prise de parole du Président Paul Biya eût été aléatoire et en tout cas inefficace, et, donc, inutile», analyse-t-il.
Dans une interview récemment accordée à Sputnik, le politologue Louison Essomba, soulignait déjà l’urgence de déconstruire «cette théorie du silence présidentiel face à cette guerre virale». Un avis que partage Fotsing Nzodjou, pour qui la reproduction de ce stratagème en cette période critique de l'histoire mondiale est contre-productive.
«Le peuple camerounais attend toujours que Paul Biya sorte et fasse comme ses homologues, mentionne-t-il, déplorant que cette réapparition ait été consacrée à une audience à l’ambassadeur de France et non à une adresse au peuple. Je reste convaincu qu'à ce jour, après avoir reçu l'ambassadeur français, il est retourné dans son mutisme, cela démontre une fois de plus que ce peuple n'est pas celui de qui il tient son pouvoir.»
Paul Biya prendra-t-il enfin la parole pour dissiper toutes les incertitudes qui entourent son effacement? À 87 ans, le Président camerounais, au pouvoir depuis 1982, tient le gouvernail d’un pays déchiré par de violentes crises dont la plus meurtrière est le conflit séparatiste dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Alors que la bataille pour la succession bat son plein, beaucoup d’observateurs craignent une passation de pouvoirs de gré à gré au sein même du clan de Paul Biya.