À Abidjan, les violences conjugales touchent 70% des femmes

Plus de 70% des femmes sont victimes de violences conjugales à Abidjan. C’est la conclusion alarmante d’une enquête menée par l’ONG de défense de leurs droits CPDEFM. Sputnik s’est entretenu avec Sylvia Apata, la secrétaire exécutive de cette ONG, qui a par ailleurs relevé une vingtaine de féminicides dans la capitale économique ivoirienne en 2019.
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Les violences à l’égard des femmes sont l’une des violations les plus systématiques et répandues des droits de l’Homme dans le monde.

L’Organisation des Nations unies (ONU) les définit comme «tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée».

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Il ressort d’une enquête menée en novembre dernier à Abidjan par l’Organisation des citoyennes pour la promotion et la défense des droits des enfants, femmes et minorités (CPDEFM, une ONG nationale) que plus de 70% des femmes subissent des violences conjugales ou des violences entre partenaires sexuels.

L’étude a concerné Yopougon et Cocody, deux communes emblématiques de la ville d’Abidjan. La première est la plus vaste et plus populaire de la capitale économique ivoirienne, la seconde passe pour en être la plus cossue.

Outre le taux de violences conjugales alarmant, les enquêtrices ont relevé pas moins de 25 cas de féminicides qui ont eu lieu entre janvier et octobre 2019. À titre de comparaison, on dénombrait 121 femmes assassinées par leur conjoint sur la même période en France.

Pour en apprendre plus sur cette enquête menée par l’ONG CPDEFM, de même que sur la condition des femmes dans la société ivoirienne, Sputnik a interrogé sa secrétaire exécutive Sylvia Apata. Juriste experte en droits humains et consultante en droit des femmes, Sylvia Apata est également le point focal en Côte d'Ivoire du Réseau international des droits humains (RIDH).

À Abidjan, les violences conjugales touchent 70% des femmes

Sputnik: Comment a été menée cette enquête et quels étaient les objectifs visés?

Sylvia Apata: «Cette enquête a été menée suivant l’hypothèse de travail selon laquelle les violences envers les femmes dans le cadre des violences conjugales sont banalisées et justifiées par les populations abidjanaises, principalement par les hommes.

Dans la quête de sa vérification, à l’aide d’un questionnaire comprenant des questions fermées binaires et d’une méthode d’entretien directe, nos enquêtrices sont allées au contact de l’échantillon composé d’hommes et de femmes âgés de 25 à 60 ans [avec un accent particulier mis sur les hommes, ndlr], et de jeunes dont l’âge varie entre 18 et 23 ans. Nous avons ainsi combiné à la fois la méthode d’étude qualitative basée sur l’entretien semi-dirigé et la méthode quantitative.

En menant cette enquête, nous avions, entre autres, l’intention de mettre en lumière les facteurs expliquant les violences conjugales constatées dans les ménages à Abidjan, d’interpeller l’opinion nationale et internationale sur l’ampleur de ces violences, et surtout de susciter des actions concrètes de l’État ivoirien en vue de leur réduction, voire de leur éradication.»

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Sputnik: Plus de 70% des femmes s’estiment victimes de violences conjugales. Vous attendiez-vous à un taux aussi élevé?

Sylvia Apata: «Nous nous attendions plus ou moins à un tel taux au regard de la première enquête qui avait été menée par l’Association ivoirienne des droits des femmes (AIDF) faisant état en 2017 de 70% de cas de violences conjugales dans les dix communes d’Abidjan. Mais nous avons été meurtries de constater que depuis deux ans maintenant, ce taux de violences a augmenté au lieu de diminuer.»

Sputnik: Votre enquête a établi que les violences conjugales envers les femmes sont banalisées et justifiées, surtout par les hommes, pour qui notamment battre la femme est volontiers perçu comme une «correction». Pourquoi en est-il ainsi?

Sylvia Apata: «Ces hommes qualifient de correction les coups qu’ils portent aux femmes parce pour la conscience populaire, la femme a un statut de "sous-tutelle". Ils ne conçoivent pas la femme comme leur alter ego mais comme celle qui doit obéir aux ordres. En clair, le rapport qui existe entre ces hommes et leurs femmes s’apparente à la relation du maître et de l’esclave. De même que le maître bat l’esclave qui n’est pas à la hauteur de ses attentes, en Côte d’Ivoire, l’homme qui estime que sa femme ne se comporte pas comme souhaité s’octroie la légitimité de la battre.»

À Abidjan, les violences conjugales touchent 70% des femmes

Sputnik: Mais n’est-il pas fort d’affirmer, comme vous l’avez fait dans le rapport, que «la bravoure de la femme ivoirienne est particulièrement mesurée par les hommes par sa capacité à accepter les coups et sévices» ?

Sylvia Apata: «Nous disons que ce qui est plutôt fort et malheureux, c’est le fait que 72% des hommes sondés affirment clairement que la femme qui est battue par son conjoint ne doit en aucun cas se séparer de ce dernier. Nous sommes encore dans ce schéma où le silence est ce qui doit caractériser la femme africaine en générale et ivoirienne en particulier. Ainsi, cette société fait peser à titre principal et exclusif sur la femme la responsabilité de sauver un foyer instable, de ramener sur le bon chemin un mari ou partenaire violent.»

Sputnik: Comment comprendre que la majorité des hommes et femmes sondés affirment qu’ils n’encourageraient jamais leur sœur mariée à quitter un homme avec qui elle a des enfants mais qui la bat régulièrement?

Sylvia Apata: «Cela s’explique par le fait que l’on continue, encore aujourd’hui, à considérer que c’est seulement le mariage qui assure un statut respectable à la femme. Alors, au péril de la vie de la femme, on préfère sauver l’honneur de la famille qui consistera de ce fait à encourager sa sœur à se maintenir dans un foyer où elle est battue, plutôt que de subir la honte de la voir retourner en famille, chez ses parents. Et 70% des hommes sondés partagent cette vision.»

Sputnik: Pourquoi la grande majorité des sondés préconise-t-elle une résolution à l’amiable en famille plutôt que devant la justice, dans le cas d’une femme battue par son époux?

Sylvia Apata: «Parce que pour ces derniers, le faire est de nature à exposer le conjoint violent et à fragiliser la famille. En clair, l’état d’âme de la femme battue importe très peu par rapport au père violent qui sera exposé. Ils sont en effet 82% des hommes à le penser.»

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Sputnik: Lors de votre enquête, il vous a été rapporté au moins de 25 cas de féminicides. Quel commentaire faites-vous à ce sujet?

Sylvia Apata: «Longtemps notre société a tu et caché dans le cocon familial, ces cas odieux de femmes mortes dans les ménages sous les coups d’un mari, d’un amant ou d’un partenaire violent. Encore aujourd’hui, les familles préfèrent résoudre ces cas désespérés en famille plutôt que d’avoir à traduire un père meurtrier devant un tribunal. Ce douloureux constat de ces cas de féminicides découverts sur le terrain atteste de l’urgence à agir afin de sauver la vie des victimes avant que le pire n’arrive.»

Sputnik: Face au constat alarmant des violences conjugales dont sont victimes les femmes à Abidjan, vous avez fait un certain nombre de recommandations. Lesquelles vous paraissent les plus urgentes en l’état actuel des choses?

Sylvia Apata: «Nous estimons qu’elles le sont toutes dans la mesure où elles contribueront à lutter efficacement contre ce taux élevé de violences conjugales mais nous souhaitons incessamment que soit réalisée une enquête de sondage d’opinion sur les violences conjugales sur toute l’étendue du territoire national. Cela permettra d’avoir des données précises sur la situation des femmes ivoiriennes de toutes les localités du pays.

En outre, il faut que soit adoptée une loi spécifique permettant de réprimer l’ensemble des violences faites aux femmes en général, et conjugales en particulier, y compris les féminicides.

Il y a aussi l’article 403 de la loi n°2019-574 du code pénal qui doit être révisé en ce qu’il fait prévaloir une présomption de consentement des époux à l’acte sexuel en enjoignant à la victime d’apporter la preuve contraire en cas de viol. Une telle disposition est, en effet, de nature à nier le viol conjugal pourtant réel dans les ménages, à remettre en cause la parole des victimes et à les dissuader de saisir la justice.»

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Sputnik: Et quel rôle joue l’ONG CPDEFM au milieu de tout ceci?

Sylvia Apata: «Au niveau de notre ONG, nous allons au contact des populations, principalement des femmes, afin de les sensibiliser sur les conséquences néfastes des violences conjugales dans la vie des victimes (femmes et enfants du ménage). C’est ainsi que dans le cadre de la campagne de sensibilisation #ToléranceZéroContreLesViolencesConjugales initiée par notre organisation, nous avons sillonné en octobre et novembre les marchés de plusieurs communes d’Abidjan pour exhorter les uns, unes et autres à ne jamais justifier ni accepter la violence. Nous avons appelé les femmes ivoiriennes à reprendre leur vie en main et à quitter les ménages où elles sont battues et le message a été accueilli avec beaucoup d’intérêt. Nous comptons poursuivre sur cette marche en sillonnant toutes les communes d’Abidjan et les villes de l’intérieur du pays.

Étant donné que les femmes ivoiriennes sont livrées à elles-mêmes et abandonnées à leur sort, nous souhaitons que le gouvernement mette à la disposition des victimes un centre d’hébergement et d’écoute. De l’État ivoirien, nous réclamons des mesures concrètes pour l’amélioration de la condition de la femme.»

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