L’Afrique de l’Ouest compte la population la plus jeune au monde. Dans cette partie du globe, le travail des enfants est une réalité omniprésente.
La Côte d’Ivoire ne fait pas exception à la règle. Les résultats du recensement général de 2014 indiquent que 77,3% des 23 millions d’habitants ont moins de 35 ans. Les enfants de 0 à 14 ans représentent 41,8% de la population, soit 9,5 millions de personnes; les jeunes de 15 à 34 ans en constituent 35,5%, soit huit millions.
Une enquête menée en 2013 par l’Institut National de la Statistique (INS) avec l’appui technique et financier du Bureau International du Travail (BIT) a établi qu’en Côte d’Ivoire, 1,4 million d’enfants de 5 à 17 ans sont économiquement occupés. 53,4% des enfants le sont dans le secteur agricole, notamment dans les plantations de cacao, dont le pays est le premier producteur mondial.
Il ressort en outre de l’enquête que 39,9% (2,82 millions) des enfants âgés de 5 à 17 ans sont astreints aux tâches ménagères, lesquelles incombent prioritairement aux filles (62,7% contre 37,3% de garçons). Abidjan, la capitale économique ivoirienne, rassemble 17,2% des enfants impliqués dans les tâches ménagères. C’est largement plus que n’importe quelle autre ville ou zone urbaine.
Si, sous la pression de la communauté internationale, le gouvernement ivoirien a pris depuis quelques années de nombreuses mesures pour résorber la traite et le travail des enfants dans les plantations, en ce qui concerne le travail domestique des enfants, largement répandu dans le pays –particulièrement en zone urbaine– tout ou presque reste à faire.
La Côte d’Ivoire ne disposant pas d’un code de l’enfant, il existe un vide juridique sur la définition des enfants travailleurs domestiques. Dans le pays, on se réfère à la convention n° 138 de l’Organisation internationale du travail (OIT) du 26 juin 1973, ratifiée par la Côte d’Ivoire le 21 janvier 2002, qui précise que l’âge minimum d’admission à l’emploi est de 15 ans.
La frontière entre le travail domestique et les tâches ménagères est assez fine. En Côte d’Ivoire, culturellement, dès leur plus jeune âge, les enfants participent aux tâches ménagères. Le travail domestique doit donc être appréhendé comme une activité que des enfants exercent quotidiennement sous la tutelle d’adultes extérieurs. La rémunération généralement mensuelle qu’ils perçoivent en contrepartie est bien souvent largement inférieure au SMIG, fixé à 60.000 francs FCFA (91 euros).
À l’occasion de l’évaluation, fin mai 2019, de la Côte d’Ivoire par le Comité des Droits de l’Enfant des Nations unies, le Réseau International des Droits Humains (RIDH) a publié un rapport alternatif, élaboré en collaboration avec son partenaire local, Sylvia Apata. La juriste ivoirienne, activiste des droits de l’Homme et spécialiste des droits des femmes, a commenté pour Sputnik certains points clés du rapport.
Sputnik France: Vous semblez souligner dans le rapport que vous avez contribué à rédiger avec le RIDH une absence de législation unique et exhaustive relative au droit de l’enfant.
Sylvia Apata: «Nous ne soulignons pas une absence de législation unique et exhaustive. Nous déplorons plutôt le fait qu’il existe certes une législation de répression du travail des enfants au plan interne, mais une non-application des textes et une absence de mesures d’accompagnement pour permettre l’éradication de ce fléau en Côte d’Ivoire.»
Sputnik France: L’OIT fixe à 15 ans l’âge minimum de travail des enfants. Pourquoi le travail domestique des enfants, si souvent pointé du doigt, n’est-il pas tout simplement interdit aux mineurs?
Sylvia Apata: «Il faut retenir que le travail domestique est en règle générale interdit pour tout enfant, qu’importe son âge. Seulement, l’Organisation Internationale du Travail l’autorise à partir d’un certain âge, en l’occurrence 15 ans, et à certaines conditions, notamment que ce soient des travaux légers et nécessaires à l’éducation de l’enfant. On part du principe qu’effectuer des travaux domestiques fait partie de la vie quotidienne. Alors pour que l’enfant, une fois adulte, soit une personne équilibrée, il est difficile de lui interdire les tâches ménagères à proprement dit, seulement l’autoriser de les faire, mais de manière raisonnable, sans que cela ne devienne une corvée.»
Sputnik France: Est-ce qu’il existe en Côte d’Ivoire une structure qui gère les autorisations d’exercice des agences de placement de travailleurs domestiques et qui contrôle derrière que ce qu’elles font est conforme à la législation?
Sylvia Apata: «Malheureusement, non! Le travail domestique en général souffre de l’absence totale de réglementation. Si certaines dispositions légales ivoiriennes interdisent le travail des enfants, il n’existe à l’heure actuelle aucune loi sur le travail domestique. Ce qui fait que nous assistons à une anarchie totale et à d’énormes violations que subissent les femmes travailleuses domestiques dans les ménages. Nombre d’entre elles sont payées en dessous du SMIG, plusieurs ne perçoivent pas de salaire et sont victimes de viols, sévices corporels, privations de nourriture… Le constat est sombre et l’État de Côte d’Ivoire n’a jusqu’ici pas encore ratifiée la convention de l’OIT sur les travailleurs et travailleuses domestiques.»
Sputnik France: Pour les enfants déjà employés, que convient-il de faire? Stopper immédiatement l’activité dès que la situation est constatée?
Sylvia Apata: «Pour ceux déjà employés en dehors de l’âge requis et du type de travaux autorisés, il faut les faire stopper, parce que cela nuit à l’équilibre et au bien-être des enfants. Ceux par contre qui, quoiqu’autorisés, sont exposés à des travaux dangereux, il faut enjoindre aux employeurs de confier à ces enfants des travaux légers, sous la menace de les emprisonner.»
Sputnik France: Que faut-il entendre par travail domestique dangereux? Et comment comprendre que les filles soient plus exposées que les garçons au travail domestique dangereux, voire au travail domestique tout court?
Sylvia Apata: «Par travail domestique dangereux, il faut entre autres entendre les travaux exposant les enfants à des substances chimiques, ceux qui les exposent à porter des charges trop lourdes pour leur âge, mais aussi le fait de faire travailler un enfant plus de six heures par jour, le fait de confier à un enfant la garde d’un autre ou encore le fait d’exposer l’enfant à des travaux qui l’empêchent d’être scolarisé.
Les filles sont généralement les plus exposées à ces travaux parce, que du point de vue culturel, faire les tâches ménagères a toujours été confié à la femme. Alors, on trouve logique d’assigner les filles aux travaux domestiques dangereux et les garçons aux travaux dans les champs de cacao.»
Sputnik France: Malgré les recommandations du Comité des Droits de l’Enfant des Nations unies –, et ce depuis de nombreuses années–, il n’existe toujours pas de code des enfants en Côte d’Ivoire. Peut-on y voir là un laxisme des autorités ivoiriennes?
Sylvia Apata: «Je dirais plutôt que cela est d’une part dû au laxisme des autorités ivoiriennes, mais également au fait que dans les mentalités des uns et des autres, il est encore difficile d’admettre que l’enfant a des droits.»
Sputnik France: Au vu de la situation qui prévaut en Côte d’Ivoire en ce qui concerne le travail domestique des enfants, que devrait-il être fait en urgence pour améliorer les choses?
Sylvia Apata: «Comme nous l’avons dit dans nos recommandations, il faut d’abord et avant tout des actions urgentes de sensibilisation auprès des ménages, afin d’informer les populations sur l’interdiction du travail des enfants et l’existence des mesures de répression en la matière. Une fois cette étape achevée, il faut passer à la répression en mettant aux arrêts toutes ces personnes qui détruisent la vie de ces enfants issus de familles défavorisées en les réduisant en esclavage. À cela s’ajoute la vulgarisation de la ligne téléphonique “116” afin que les cas de travail domestique des enfants quand ils sont constatés, soient immédiatement dénoncés et que sanction s’ensuivent.
Les enfants sont l’avenir. Veiller donc à leur bien-être est le gage d’une société meilleure, équilibrée et épanouie.»