Dans un entretien exclusif à Sputnik, Aleksandar Vucic explique comment la Russie aide à créer en Serbie des traditions mémorielles, évoque les accords conclus avec le Premier ministre russe, le gaz russe, la prétendue influence russe sur les autorités serbes, et parle des achats d'armes sur les conseils du Kremlin. Pendant cette interview, le Président serbe a annoncé qu'il rencontrerait son homologue russe Vladimir Poutine le 4 décembre 2019 à Sotchi. Entretien.
C'est aujourd'hui le moment idéal pour faire le bilan de la visite en Serbie du Premier ministre russe Dmitri Medvedev, qui a assisté aux festivités à l'occasion du 75e anniversaire de la libération de Belgrade.
Cette visite ne s'est pas simplement bien déroulée. Je vais essayer d'éviter les formules de courtoisie et être concret: la visite s'est déroulée mieux que nous ne l'attendions. Ce qui est important pour nous est que nous n'avons pas simplement réaffirmé la coopération, mais également notre amitié sincère et le plus haut niveau de confiance mutuelle. N'oubliez pas que nous avons célébré le 75e anniversaire de la libération de Belgrade…
Nous voulions justement attirer l'attention sur ce point.
Nous n'avions pas cette culture mémorielle qui se développe actuellement. Cela se voit non seulement d'après les vétérans de la Seconde Guerre mondiale, mais également d'après les vétérans des années 1990 qui ont défilé sur l'aérodrome de Batajnica. Je me suis entretenu avec eux, j'ai parlé à une centaine d'entre eux: après ce que ces gens ont fait pour leur pays et leur peuple, ils étaient heureux de voir qu'on se souvenait de leur existence. Et je remercie la Russie de nous aider à créer cette culture mémorielle, que nous le faisions ensemble.
Le peuple russe a le plus souffert pendant la Seconde Guerre mondiale. De notre côté, celui du peuple qui a proportionnellement le plus souffert (nous faisons partie des peuples européens les plus touchés), toutes ces tentatives de changer le cours de l'histoire seront fermement rejetées. Notre but consiste à l'empêcher. Notre objectif consiste à toujours respecter non seulement nos morts, mais également nos vivants - ceux qui se sont battus pour notre pays. Et je remercie la Fédération de Russie de nous y avoir aidés.
J'ai déjà reçu du Président Poutine une invitation pour le 9 mai, c'est un grand honneur pour moi. C'est une chose que vous attendez, regardez à la télévision, et un jour cela vous arrive. Quand je regardais le défilé avec le Président Poutine (en 2018, ndlr) nous avons eu le temps de choisir des armes russes pour la Serbie. Sur les conseils du Président Poutine…
Le Pantsir?
Je ne voudrais pas parler de ces choses-là, mais nous avons déjà acheté quelque chose. Quelque chose de sérieux. Est-ce suffisant? Bien sûr que non. Mais ce quelque chose améliorera considérablement notre opérationnalité. Je suis surtout fier d'avoir entendu le Premier ministre Medvedev me dire qu'il était fier du progrès de l'armée serbe, ce que Sergueï Choïgou a réaffirmé ce matin pendant l'entretien avec notre ministre de la Défense Aleksandar Vulin. J'ai vu son étonnement (de Medvedev, ndlr), c'est un immense progrès. Il a été également surpris par le développement de Belgrade. Medvedev s'y était rendu pour la dernière fois il y a dix ans, et il m'a dit que la ville était complètement différente. C'est une ville bien plus aménagée avec bien plus de façades rénovées. En ce qui concerne l'armée, les chiffres parlent d'eux-mêmes. Je pourrais en parler pendant des heures. J'en suis très fier.
Nous n'avons pas oublié. Certaines choses de l'histoire s'oublient. D'autres tendances arrivent, d'autres vents se mettent à souffler.
La Serbie subit une grande pression suite aux accords conclus avec Medvedev, à l'achat d'armes russes. On écrit que «Vucic ne tiendra pas les promesses qu'il a faites à l'Occident». De quelles promesses est-il question?
Cela fait sept ans que j'entends dire que j'aurais promis à quelqu'un un Kosovo indépendant. Alors je pose la question: citez-moi le nom de celui à qui je l'ai promis. Un seul nom, pas deux. Cette question s'adresse à ceux qui le disent. Cela fait sept ans que j'entends cette histoire sur ma prétendue trahison. Je suis le traître qui a fait revenir la Serbie au Kosovo, qui est attaqué aujourd'hui à cause de cela par Kurti (Albin Kurti, politique kosovar, le candidat le plus probable au poste de premier ministre du Kosovo autoproclamé, ndlr).
On écrit que la Russie contrôle à la fois vous et l'opposition. Comment faut-il le prendre?
Contrairement à bien d'autres, la Serbie mène sa propre politique indépendante et souveraine, et je remercie la Russie de respecter cela. Et je remercie tous ceux dans le monde qui le respectent. Certains ne veulent peut-être pas le voir, mais le pouvoir en Serbie est élu par les citoyens. Les citoyens nous ont élus pour défendre les intérêts de notre pays, et pas d'un autre. Nous respectons et aimons la Russie, nous respectons et aimons la France, nous respectons et aimons bien d'autres pays. Mais nous avons notre propre politique et notre avenir, et c'est notre position.
Mais quoi que nous fassions avec la Russie, le vinjak que nous vendons et le gaz que nous achetons leur poseront problème… Vous avez probablement noté qu'au dernier sommet du Groupe de Visegrad à Prague, j'ai déclaré aux journalistes occidentaux: «Que voulez-vous de moi? Que nous achetions le gaz deux fois plus cher pour montrer notre loyauté? Non. Nous achèterons le gaz bon marché […] Vous êtes puissants, vous pouvez me remplacer demain, mais pour que nous payions, au lieu de 1,5-2 milliards, trois ou quatre milliards, pour que nous prenions l'argent des retraités, le déduisions des salaires des infirmières, en échange de votre gratitude, une tape sur l'épaule et la phrase "C'est bien, Vucic" - je ne le conçois pas.»
Ce dont nous avons parlé maintenant avec les Russes, ce que je leur ai demandé, et j'espère bientôt nous trouverons une entente avec Alexeï Miller, c'est de l'élargissement du réservoir de gaz Banatski-dvor - les 450 millions de mètres cubes ne nous suffisent pas. Il existe un projet pour 750 millions, mais il faut réfléchir si cela suffira parce que la Serbie affiche un rapide développement industriel et consomme de plus en plus de gaz. Les Russes le remarquent et la Serbie devient pour eux un marché plus important. Nous devons augmenter les réserves jusqu'à 2-3 milliards, si la Hongrie possède 6-7 milliards de mètres cubes, nous devons également les augmenter.
Un prêt sera-t-il accordé pour cela?
Le financement sera très probablement en partie budgétaire, et en partie créancier. Nous n'avons pas de problèmes avec cela aujourd'hui, contrairement à il y a 10-15 ans quand on nous disait: «Vous ne pouvez pas rembourser parce que vous êtes déjà endettés.» Il n'y a plus de tels problèmes aujourd'hui, nous tirons des plans et tout cela fera partie du Plan national d'investissement à hauteur de 10 milliards, que nous présenterons les 5 et 6 décembre après la mise au point du budget. Nous travaillons activement pour montrer d'où nous tenons 10 milliards et dans quoi nous avons l'intention de les investir dans les 4-5 prochaines années. C'est une grande cause pour la Serbie. Nous essaierons de construire des conduites d'eau et des canalisations dans chaque commune, de raccorder tout le pays au réseau gazier.
Comment prenez-vous la position de Medvedev qui parle de la nécessité de respecter les principes de la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies (qui implique que le Kosovo fait partie de la Serbie, ndlr) et à la fois de la disposition à accepter un accord entre Belgrade et Pristina?
Le fait est que c'est un accord entre ceux qui doivent déterminer leur avenir. Un accord qui ne satisfera personne entièrement. Mais cet accord n'existe pas et, vu la situation, il n'y en aura pas. Je ferai tout pour que cet accord soit conclu, mais je vois que le processus n'avance pas. Premièrement, les oreilles serbes sensibles voudraient toujours entendre ce qui leur plaît, même si c'est détaché de la réalité. Mais c'est le moindre des problèmes. D'un autre côté, les Albanais ne veulent rien entendre par rapport à un compromis effectif. Troisième point: tout ce que l'Occident propose à la Serbie n'a rien d'un compromis.
Vous avez dit publiquement que l'Occident ne proposait rien à la Serbie concernant le problème du Kosovo…
Je vais être franc, Angela Merkel a été extrêmement honnête par rapport à la Serbie pendant un entretien à Davos. Elle m'a dit franchement: «Aleksandar, nous ne pouvons pas accepter la séparation, la délimitation, l'établissement de nouvelles frontières». Avant cela je lui ai dit que les frontières n'étaient pas définies. Pour nous il n'existe qu'une frontière, et pour Berlin une autre. Une pour la Russie et une autre pour les États-Unis. Une pour la Chine et une autre pour la France. Une pour l'Espagne et une autre pour le Royaume-Uni (dans le sens où la Russie, la Chine et l'Espagne n'ont pas reconnu l'indépendance du Kosovo, ndlr). Je leur ai dit: tirons ces choses au clair.
Et que répondent-ils?
«On ne peut pas! Le Kosovo est un État indépendant dans des frontières qui existent. Nous comprenons votre problème, mais nous ne pouvons rien vous proposer actuellement.»
Autrement dit, tout est possible, mais nous devons reconnaître le Kosovo?
J'ai la conscience tranquille parce que je me bats toujours et partout pour notre peuple et notre pays. Nous n'avons pris aucune décision sous la pression de qui que ce soit. Je n'ai pas relâché de terroristes et je n'ai pas renoncé à la célébration de l'anniversaire de l'agression de l'Otan contre la Yougoslavie. Nous avons mené notre politique comme un État libre et indépendant, et nous continuerons dans ce sens. Le fait est que l'autre camp sait ce que veut le Kosovo indépendant, alors que nous savons souvent ce que nous ne voulons pas, mais ne comprenons pas ce que nous voulons.
Nous voudrions que quelque part sur notre territoire soit inscrit une Kacanik, sans aucun Serbe et qui est un grand centre pour le recrutement de terroristes de Daech* dans toute l'Europe (Kacanik est une ville du Kosovo. En 2015, la chaîne croate HRT a qualifié la ville de Kacanik de champion du nombre de terroristes de Daech* par habitant dans un reportage sur le Kosovo, ndlr). A terme aucun Serbe ne voudra vivre à Kacanik.
Disposez-vous de mécanismes pour protéger les Serbes au Kosovo?
Nous trouverons toujours des moyens pour protéger les Serbes contre les pogroms et de ce qu'ils ont vécu dans les années 1990 et en 2004 (le plus grand pogrom antiserbe au Kosovo). Je le dis sérieusement, pas parce que je menace ou que j'ai de tels plans. Nous ne permettons à personne de tuer et de chasser notre peuple.
Le format des négociations sur le Kosovo peut-il changer? Que pensez-vous de l'organisation d'une conférence internationale?
Je me méfie des conférences internationales. Mais si elle devait avoir lieu, ce devrait être avec la participation de tous les principaux États. Je prône un dialogue avec les Albanais pour tenter de trouver un compromis. C'est difficile, bien sûr.
Remarque: à la fin de l'entretien avec la rédactrice en chef de Sputnik Serbie Ljubinka Minicic, le Président Aleksandar Vucic a déclaré: «Après ma visite à Sotchi je suis prêt (à poursuivre le dialogue). Je rencontrerai le Président Poutine le 4 décembre à Sotchi… Les 5 et 6 décembre je pourrai commenter toutes les ententes avec le Président Poutine, ce qui, je pense, est important aussi bien pour vous que pour notre pays.»
*Organisation terroriste interdite en Russie