Le 2 septembre dernier, le chef d’État-Major de l’armée algérienne Ahmed Gaid Salah a appelé, dans un discours solennel, à la convocation du corps électoral pour le 15 septembre. Pour la plupart des observateurs, cette décision, alors que les marches pacifiques se poursuivent pour le septième mois consécutif, reflète l’intransigeance de l’armée face aux revendications de la rue.
Depuis la démission de l’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika en avril dernier, les Algériens n’ont pas cessé de demander le départ des figures de l’ancien système comme condition sine qua non au dialogue.
Alors que les nombreuses propositions citoyennes et initiatives de certaines personnalités et figures de l’opposition sont restées lettre morte durant toute cette période, l’Instance nationale de dialogue et de médiation ou INDM (un panel de dialogue et de médiation) a été créée le 15 juillet dernier. Elle avait reçu pour mission de «préparer les présidentielles avant la fin de l’année».
Refusé par la rue et certaines personnalités nationales et affaibli par des défections internes, ce panel, dirigé par l’ancien Président de l’Assemblée populaire algérienne, Karim Younes, a présenté le 8 septembre son rapport d’étapes au Président algérien par intérim, Abdelkader Bensalah.
Parmi les propositions de cette INDM figurent le départ de l’actuel gouvernement, la libération des détenus d’opinion, une période de transition constitutionnelle et une révision partielle de la loi organique relative à la loi électorale. Toutes ces recommandations sont en parfaite concordance avec les revendications populaires.
L’intellectuel algérien Chemes Eddine Chitour, expert en énergie et professeur à l’École polytechnique d’Alger, qui a décliné pour l’instant l’invitation à participer à ce panel, explique en exclusivité au micro de Sputnik les raisons de son refus. Pour lui, qui est considéré comme l’un des quarante sages algériens et dont l’avis compte, la situation politique en Algérie reflète l’obstination des dirigeants actuels et la discréditation des politiques auprès de la population. Il demande donc que l’armée lâche du lest et, au Hirak, d’être moins radical.
Sputnik: Vous avez été désigné parmi les quarante sages de la nation algérienne par l’Instance nationale de dialogue et de médiation (INDM) installée par la présidence de la République. Pourtant, vous avez refusé de l’intégrer, à l’instar d’autres personnalités nationales. Quelles en sont les raisons?
Chemes Eddine Chitour: «Je refuse d’adhérer à ce panel de dialogue et de médiation tant que le gouvernement dirigé par Nourredine Bédoui est toujours en place. Sans faire aucune fixation sur la personne du Premier ministre, ce qu’il représente – une classe politique corrompue – et le fait que celle-ci soit frappée d’hostilité de la part du Hirak (mouvement, en arabe) ne me permettent pas de cautionner son offre.
Toutefois, je dois préciser qu’en dépit de mes énormes réticences vis-à-vis de ce panel, je me rends compte que le refus de dialoguer n’est guère en notre faveur et que le travail fourni par Karim Younes (ancien Président de l’Assemblée populaire algérienne) pourrait être une voie vers une entente des Algériens.»
Sputnik : Comment analysez-vous le blocage politique provoqué par ce qui semble être l’inflexibilité du chef d’État-Major et la persistance des revendications de la rue?
Chemes Eddine Chitour: «À mon avis, nous ne sommes pas réellement dans une situation de blocage politique comme on l’entend souvent. Il y a, a priori, une évolution de la part du panel de médiation, et même du côté de l’armée, bien que cela soit moins perceptible. Il me semble que nous allons prochainement vers un dégel car je suis de ceux qui croient que les différentes forces convergent de plus en plus.
En effet, le panel, tout comme le Hirak et l’armée, sont convaincus que la situation actuelle est intenable et ce, pour plusieurs raisons.
Il y a d’abord des raisons internes. Le Hirak est traversé par de nombreux courants qui ne vont pas tous dans la même direction. Par ailleurs, les autorités algériennes et l’armée doivent se protéger et protéger le pays de toute ingérence étrangère. L’État a, certes, le devoir d’assurer un climat d’expression libre au peuple, lui permettant ainsi de s’épanouir. Mais il a également le droit de se protéger contre toute tentative d’agression qui émanerait de l’Occident comme de l’Orient.
Il nous aussi faut tenir compte des facteurs extérieurs: notre positionnement dans le nouvel échiquier géopolitique mondial, la sécurité autour de nos frontières enflammées – car notre armée, qui défend 7.000 km de frontières, doit être en mesure de parer à toute tentative d’infiltration idéologique ou armée.»
Sputnik: La rue réclame le départ de tous les représentants du système à tous les échelons pour s’assurer de la transparence des élections. Pensez-vous que l’armée accordera plus de concessions? On parle d’ailleurs d’un départ imminent de l’actuel gouvernement…
Chemes Eddine Chitour: «En effet, Karim Younes, en présentant son rapport d’étape le 9 septembre au chef de l’État, a transmis la demande de départ de l’actuel gouvernement. Le chef de l’État n’a, jusqu’à présent, ni donné son approbation, ni exprimé sa désapprobation. Cela pourrait vouloir dire qu’il veut d’abord négocier le départ de ce gouvernement avec l’armée.
Vous ne pouvez imaginer à quel point le rôle que joue notre armée est important et déterminant quant à l’issue de la crise politique actuelle. Il me semble que 95% de ce que l’armée est en train de faire est accepté par le peuple. Et si l’armée décide d’éliminer les têtes corrompues, y compris le chef du gouvernement, les walis (gouverneurs), les chefs de préfecture, les maires corrompus, les présidents des cours de justice (c’est le juge qui valide le résultat d’un vote), elle ne pourra que se grandir auprès du peuple.
Et là, j’appelle de tous mes vœux, je supplie même les forces au sein du ministère de la Défense de comprendre que c’est, pour elles, une manière d’aider à déverrouiller la situation.
De son côté, la rue – qui a peur d’un gouvernement militaire – doit comprendre que nous ne sommes pas encore en régime établi. Nous sommes dans une phase ascensionnelle. Il faudrait que la sagesse prévale pour que nous sortions par le haut. Malgré le slogan phare des manifestants «YetnahawGae» (Ils partent tous, en arabe), le peuple doit admettre que dans ce gouvernement de Bédoui, il y a des technocrates, des fonctionnaires honnêtes, promus par leurs compétences. J’aurais pu faire en faire partie moi-même. Dans ces préfectures, gouvernorats et arrondissements, il y a des professionnels honnêtes, qui font aussi partie du Hirak. On ne peut appeler à l’élimination de tous ces fonctionnaires, qu’il faudrait d’ailleurs remobiliser pour profiter de leur expertise.»
Sputnik: Mais si on écarte trop de fonctionnaires ou bien des autorités locales, disposons-nous de mécanismes alternatifs pour organiser les présidentielles en Algérie?
Chemes Eddine Chitour: «Il y a 1.540 assemblées populaires locales et 60.000 bureaux de vote répartis sur le territoire national. Comment allons-nous organiser les élections si on refuse la présence de ces fonctionnaires, dont beaucoup, je le répète, sont dans le Hirak? À moins d’établir un listing dans chaque autorité locale pour appeler les volontaires à venir tenir les bureaux de votre.
Mais il faut profiter des expertises qui sont à demeure. Cessons de créer des clivages parmi les Algériens! Tous les fonctionnaires de l’État ne sont pas corrompus! On ne peut procéder de manière brutale mais plutôt par approches successives!»
Sputnik: Pensez-vous que, cette fois-ci les élections auront vraiment lieu – car elles avaient été annulées par le Hirak en avril et en juillet derniers?
Chemes Eddine Chitour: «M. Karim Younes a affirmé avoir rencontré vingt-et-un chefs de parti sur la cinquantaine que compte l’Algérie et avoir consulté 5.000 personnalités. Tous ont exprimé leur volonté d’aller vers des élections. Mais il est vrai que, de l’autre côté, le nombre de personnes ayant battu le pavé en sept mois contre la tenue des présidentielles avec les représentants de l’ancien système est estimé à 40 millions!
Il est nécessaire que chacun fasse un pas vers l’autre. Nous pouvons réussir si l’on donne des gages. Le Hirak est entouré d’une quinzaine de professeurs universitaires et de constitutionnalistes capables de trouver le chemin critique pour établir ce qui est important dans ce projet annoncé de révision de la Constitution et trouver des fondamentaux que l’on soumettra à la validation du Hirak. Ceci nous permettra d’aller vite vers des élections. L’armée, pour sa part, devra prendre des mesures d’apaisement.»
Sputnik: Justement, nous avons assisté ce lundi 9 septembre à la libération de deux détenus arrêtés pour port du drapeau berbère. La libération de la quarantaine de détenus d’opinion est-elle l’une des principales conditions du Hirak pour dialoguer avec les autorités?
Chemes Eddine Chitour: «Je regrette fortement ces tentatives de créer des dissensions au sein de la famille algérienne, par l’appartenance ethnique et régionale, au lieu de parler d’une cause commune. D’autant plus qu’il n’y a nulle part dans la justice algérienne une clause autorisant l’arrestation des individus pour port d’un drapeau, bien qu’en l’occurrence, il s’agisse plutôt d’un fanion...
Toutefois, la mise en place d’un deuxième drapeau comme marqueur identitaire, à côté du notre drapeau tricolore, doit être décidée dans un climat apaisé, lorsque l’Algérie sera en régime établi. A ce moment-là, il faudrait coordonner avec tous les peuples de la Tamazgha (peuple Amazigh de l’Afrique du nord et du Sahel, NDLR) pour décider de l’adoption de deux drapeaux, comme c’est le cas pour l’Union européenne. Personnellement, j’en rêve mais il y a un temps pour chaque chose!»
Sputnik: Un dénouement et une acceptation des élections par la rue sont-ils donc en vue?
Chemes Eddine Chitour: «Si l’on pouvait aujourd’hui regarder l’essentiel, nous serions susceptibles d’aller vers ces élections dans les meilleurs délais possibles. Il y aura peut-être un décalage d’un ou deux mois par rapport à ce qui est souhaité par l’armée, mais ce ne sera pas grave, à partir du moment où l’on aura l’accord du peuple.
Les mesures d’apaisement que l’armée doit prendre ne diminueront en rien les prérogatives du ministère de la Défense. Au contraire, cela renforcera l’Algérie. Nous allons nous en sortir par le haut et montrer que nous avons réussi à vaincre nos démons! Nous en avons les moyens. Aussi ne perdons plus de temps! Il faudra marcher en rang unis, serrés, vers notre avenir commun et pas en rang dispersés!»