Le français, cette langue étrangement algérienne

En dépit de cinquante années d’arabisation et des décisions récentes du remplacement du français par l’anglais dans les universités, la langue de Molière - ne jouissant d’aucun statut officiel - maintient une forte présence en Algérie. Interrogées par Sputnik, deux expertes expliquent les raisons de cette «résistance» linguistique.
Sputnik

L’annonce du remplacement du français par la langue anglaise dans les universités algériennes, le 9 juillet dernier, par le ministre algérien de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Tayeb Bouzid, a remis sur le tapis le débat, publiquement occulté, concernant le statut et la place de la langue française en Algérie. En effet, depuis le recouvrement de son indépendance en 1962, l’Algérie (ancienne colonie française) a introduit maintes mesures visant à réduire le champ d’utilisation de cette «langue de l’occupant».

Le gouvernement algérien a tranché sur la question du Français à l’université
Les principales politiques menées dans ce sens sont celles de l’arabisation entamée dès les années 1960, puis la généralisation de l’arabisation de l’enseignement (devenue effective dès 1989). Depuis le début de l’été 2019, le pays, qui traverse une vacance de pouvoir à la suite de la démission de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, a pris trois mesures visant à réduire davantage la pratique du français dans les universités et les secteurs de la recherche, de la formation professionnelle et du commerce.

Une note du ministère algérien du Commerce en date du 27 août dernier exige d’ailleurs l’arabisation des enseignes commerciales.

La langue de Molière demeure néanmoins très utilisée dans l’économie, l’enseignement supérieur et la recherche, le milieu professionnel, le monde des médias, des arts, de la littérature, ainsi qu’auprès de certaines couches de la société.

C’est pourtant l’Algérie indépendante qui a renforcé le français

Sur ce qui semble être une «résistance» de la langue française, la linguiste Khaoula Taleb Ibrahimi rappelle que, paradoxalement, l’utilisation du français ne s’est pas généralisée pendant la période coloniale, mais bien après.

«Cette la langue - introduite par la colonisation -, qui avait pendant 132 ans écrasé toutes les langues autochtones de l’Algérie, ne s’est renforcée auprès de toutes les couches de la société que lors de la scolarisation massive (en langue française) adoptée par le pays dès les premières heures de l’indépendance en 1962», a-t-elle indiqué au micro de Sputnik.

Le français, cette langue étrangement algérienne

Lorsque l’école fondamentale devient complètement arabisée vers la fin des années 1980, les autorités algériennes ont négligé l’enseignement des autres langues, et plus particulièrement de la langue française, selon Pr Taleb Ibrahimi.

«Le pays est ainsi passé d’un enseignement exclusivement francophone, dans lequel la langue arabe était enseignée uniquement en tant que langue, à une école exclusivement arabophone dans laquelle la langue française n’est plus désormais enseignée qu’en tant que première langue étrangère, en passant par une phase intermédiaire de transition de quelques années, celle d’une école bilingue dans laquelle les deux langues étaient les langues de scolarisation», a-t-elle détaillée.

Cette situation a provoqué, selon la linguiste Naouel Adellatif Mami, un rapport de force complexe. D’un côté, des dirigeants algériens qui revendiquent la purification linguistique d’une Algérie «authentique», bâtie sur l’arabe classique et dépourvue de toute connotation identitaire autre que l’islamité. D’un autre, les francophones qui réclament la modernité.

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Pendant la sinistre décennie de la guerre civile qui a ravagé le pays entre 1990 et 1999, la langue française va connaitre un drastique repli en raison notamment, de «la stigmatisation de cette langue et de son enseignement, menant parfois jusqu’à l’assassinat de certains de ses enseignants ! », rappelle Khaoula Taleb Ibrahimi. Le pays se retrouve alors devant une nouvelle configuration sociolinguistique relative à la présence ou plutôt à la persistance de cette langue.

«Nous observons depuis la guerre civile une répartition géographique assez inégale de l’utilisation du français, (plus on va vers le pays profond et vers le sud, plus la présence du français se fait rare mais il existe même pour les grandes villes du nord des distorsions entre les différents quartiers», note la linguiste qui est également directrice de Lisodil (Laboratoire de recherche en Linguistique, Sociolinguistique et Didactique des Langues).

De son côté, le Pr Abdellatif Mami, également vice-recteur à l’université Mohamed Lamine Debaghine Amin de Sétif, constate trois types d’usages de la langue française dans ce plus grand pays d’Afrique.

«Aujourd’hui, nous observons d’une part une élite francophone imprégnée de la culture francophone et qui constitue souvent la catégorie instruite de la société, puis une deuxième catégorie qui est celle d’une génération formée par des arabophones d’après-guerre qui résistent à toute forme de représentation de la langue française, et enfin une troisième catégorie qui peut comprendre le français mais qui souvent ne l’utilise pas», a-t-elle déclaré au micro de Sputnik.  

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A cette hétérogénéité linguistique se superpose, selon la directrice de Lisodil, d’énormes hiatus entre un monde scolaire fortement marqué par la langue arabe à un monde du travail qui fonctionne majoritairement en français. Alors que l’anglais enseigné dès le collège comme deuxième langue étrangère, s’invite désormais dans les rencontres scientifiques et professionnelles.

Et pour cause, cette sixième langue la plus parlée dans le monde, selon le classement Atlassocio 2018, continue de jouir d’une image positive auprès des diverses couches sociales, notamment auprès des professionnels.  

 «La connaissance et la maîtrise du français sont perçues comme un atout déterminant pour l’accès aux filières nobles à l’université, pour entreprendre des études à l’étranger (en France mais aussi au Canada, notamment au Québec) et pour obtenir un emploi gratifiant», souligne Pr Taleb Ibrahimi.

A cela s’ajoute un autre paradoxe: l’Algérie, qui est pourtant forte d’une littérature francophone fleurissante et compte nombre d’auteurs primés ainsi que des best-sellers internationaux, à l’instar de l’écrivain Yasmina Khadra, ne fait pas partie de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), dont elle n’est devenue membre observateur qu’en 2002!

«Cette complexité d’usage et de rapport des Algériens avec la langue française, ainsi que l’adoption de cette dernière par les jeunes à leur manière, place le français algérien au même rang que tous les autres usages périphériques de la francophonie. Ce qui fait de cette langue non plus une langue étrangère, mais une langue étrangement algérienne», en déduit la directrice de Lisodil.

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Ainsi, défiant les politiques et le temps, ce «butin de guerre», comme l’a qualifié l’écrivain algérien Kateb Yacine (1929-1962), semble imprimé à jamais dans le paysage multilingue algérien qu’il traverse et avec lequel il cohabite.

Les débats linguistiques futurs en Algérie devraient donc se concentrer, selon le Pr Abdellatif Mami, autour de la valeur qu’on peut attribuer à une langue donnée. Pour l’heure, elle estime que «le français résistera en Algérie tant que ses usagers résisteront».  

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