«Le soi-disant ‘califat’ est vaincu, mais l’organisation État islamique ne l’est pas»
Ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Fin décembre 2018, le Président Donald Trump annonçait en grande pompe que le groupe État islamique (EI) était «largement vaincu». Ce dernier expliquait que les puissances locales, régionales et les quelques troupes américaines restantes «devrait être capable de prendre soin de ce qu’il en reste». En mars 2019, c’est Emmanuel Macron qui se félicitait également de cette victoire. C’est pourtant tout le contraire que mettent en lumière les 116 pages du rapport du Pentagone publié au début de ce mois d’août.
«Malgré la perte du ‘califat’ territorial, l’Etat islamique en Irak a solidifié ses capacités insurrectionnelles en Irak et a resurgit en Syrie ce trimestre», indique le rapport.
Selon la coalition menée par les États-Unis, cette résurgence d’activité du groupe terroriste est d’abord le fait de l’incapacité des Forces démocratiques syriennes (FDS) et des Forces de sécurité irakienne (FSI) de «maintenir une présence sécuritaire dans les territoires libérés».
«Ces déficits dans les capacités des FDS et FSI ont permis aux militants de Daech de battre en retraite et se regrouper, alors même que ceux-ci subissent de lourdes pertes», souligne dans son rapport le Département de défense américain.
De nombreux attentats suicides, assassinats ciblés, embuscades ont eu lieu depuis que Donald Trump a déclaré victoire contre l’EI. Le groupe terroriste est-il vraiment vaincu ? Romain Caillet livre son analyse à Sputnik France.
Sputnik France: Est-ce que Donald Trump n’aurait pas crié victoire trop vite ?
Romain Caillet: «C’est rentable pour lui! Un homme politique ne dit pas toujours la vérité, c’est une manière de vendre son bilan. Si l’objectif était de faire perdre le contrôle territorial exercé par l’organisation djihadiste, alors oui, il peut annoncer sa victoire. Par contre, s’il s’agit d’annihiler complètement l’ennemi comme les Américains ont pu le faire contre l’Allemagne nazie ou le Japon, alors non, il n’y a pas matière à se déclarer victorieux. Ils sont d’ailleurs loin d’avoir atteint cet objectif.»
Sputnik France: Était-ce une stratégie de communication de la part du Président américain à des fins de politique intérieure ?
Romain Caillet: «Tout à fait! Ou alors c’est une stratégie pour se présenter sur la scène internationale comme celui qui a vaincu l’État islamique.»
Sputnik France: En Syrie particulièrement : n’était-ce pas prévisible qu’en laissant les Forces démocratiques syriennes livrées, en grande partie, à elles-mêmes dans une vaste zone difficilement contrôlable, cela permettrait à l’EI de se regrouper? On se souvient que certains généraux étaient réticents à l’idée de retirer les troupes américaines de Syrie même si d’autres paramètres que l’EI motivait cette réticence.
Romain Caillet: «Il me paraît inévitable que l’État islamique se regroupe et se réorganise. Une partie des analystes ne pensent pas qu’ils vont se reformer mais ce n’est pas mon point de vue. Pour moi, ils vont se reformer. Ils vont reprendre un territoire et l’État islamique va devenir une réalité du paysage Syrien. Aujourd’hui, une grande majorité des membres restants sont des Syriens et des Irakiens, ce ne sont plus majoritairement des étrangers. Je ne pense pas cependant qu’ils reviendront au niveau de puissance qu’ils avaient avant l’intervention américaine à la fin de l’été 2014.»
Sputnik France: Ce rapport du Pentagone établit que Daech dispose de 14.000 à 18.000 «membres» (soldats ou affiliés idéologiquement) dans la zone du Levant, dont 3.000 étrangers. Quels sont leurs objectifs pour la suite? Rester dans la clandestinité ? Se préparer pour reprendre du terrain comme il l’avait fait en 2014?
Romain Caillet: «De toutes façons, ils ne reviendront pas au niveau de 2014 d’un point de vue territorial. Ils ne peuvent plus absorber des dizaines de milliers de combattants volontaires venus des quatre coins du globe, donc déjà en terme de capacités de troupes ce n’est pas possible. Je pense donc qu’ils resteront dans la clandestinité tant que les Américains ne se sont pas complètement retirés. Ça serait d’ailleurs une erreur tactique de sortir de la clandestinité. Au Yémen, il y a eu une période où Al-Qaïda* est sortie de la clandestinité et à repris des grandes villes, et ils se sont fait bombarder, notamment par les Américains, car ils étaient des cibles plus faciles. Peut-être qu’ils feront ce choix irrationnel d’un point vue stratégique, ce qui ne serait pas une première pour le groupe djihadiste, mais il me paraît impossible qu’ils contrôlent un territoire de façon pérenne tant que les Américains participent aux frappes.»
Sputnik France: Le rapport souligne l’incapacité des forces démocratiques syrienne à contenir à terme les quelque 10 000 prisonniers Daech, mais aussi les camps dans lesquels sont enfermés beaucoup des anciennes familles de Daech, permettant la diffusion de leur idéologie. On se souvient qu’un drapeau de Daech avait été érigé par certaines familles dans un de ces camps. Quels sont les risques liés à cette incapacité ?
Romain Caillet: «Les camps dans lesquels sont entassés les familles de l’État islamique sont des camps Bucca puissance mille. C’est le peuple de Daech qui tisse des liens dans ces camps, il y a une cohésion entre eux. Le parallèle, ce sont les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie, au Liban ou en Syrie dans lesquels s’est construit une identité pourtant pas toujours réelle. C’est la même création d’identité d’une «large communauté État islamique» qui menace de se créer dans ces camps.
Aussi, il me paraît difficile d’interpréter ce rapport. Deux lectures sont possibles: soit il indique que les Kurdes à la tête des Forces démocratiques syriennes sont inefficaces et le rapport pousse à les abandonner. Soit, il s’agit d’un cri d’alarme pour que les Américains ne laissent pas leurs derniers éléments s’en aller de la zone.»
Sputnik France: Ce rapport indique-t-il une différence d’opinions entre la Maison-Blanche et le Pentagone sur la stratégie à suivre au Levant ?
Romain Caillet: «Cela me paraît évident. Donald Trump laisse l’impression qu’il faut abandonner ce désert qui n’a que peu d’intérêts et qu’il faut se préoccuper des sujets sérieux comme la Chine et laisser les Russes et les Iraniens se débrouiller avec ce désert. Du point de vue des militaires américains cependant, l’antiterrorisme reste une priorité, et il ne faut pas se désengager totalement. D’un point de vue stratégique aussi, en cas de conflit avec l’Iran, les YPG peuvent être un partenaire fiable.»
Sputnik France: On apprend également dans ce rapport que le commandement de Daech s’est réorganisé depuis les zones rurales où les djihadistes sont retranchés. Savez-vous comment s’opère cette réorganisation? Quels sont les nouveaux «chefs»?
Romain Caillet: «Dans le cas de la Syrie, il y a eu une adaptation au système tribal qui gouverne certaines régions. Il faut comprendre que le commandement des Forces démocratiques syriennes est kurde dans sa grande majorité. D’abord, ils ont dû contrôler les zones kurdes comme Kobané, ensuite les zones mixtes à dominant arabe comme Raqqa, finalement ils ont repris le contrôle de la région de Deir ez-Zor où il y a un système tribal de clans. Dans cette dernière, ils ont libéré en masse des prisonniers syriens de l’État islamique car il n’y avait pas d’alternative pour se constituer des clans locaux. Dans cette région toutes les familles avaient au moins un membre dans l’État islamique*. Les soldats kurdes n’étant pas chez eux, ils ont dû se concilier des tribus qui jouent sur tous les tableaux: certaines tribus cachent des membres de Daech de chez eux, discutent avec le régime syrien et font mine d’accepter l’autorité kurde.»
Sputnik France: Peut-on craindre en Europe des attentats venants directement du commandement remanié de Daech au Levant ?
Romain Caillet: «Je ne crois pas qu’on puisse avoir un attentat comme celui du 13 novembre 2015 qui est organisé, pensé, dirigé depuis le Levant avec envoi d’artificier et financement. Ce qui est possible, c’est qu’un attentat comme celui de Nice se produise. Qu’un sympathisant de l’État islamique réagisse à une vidéo de propagande et décide sur un coup de tête de passer à l’acte.»
* Organisation terroriste interdite en Russie