Fût-elle informelle, la réunion du Conseil de sécurité de l’Onu du 13 mai dernier, au sujet de la violente crise humanitaire que traverse le Cameroun, a permis de révéler les positions des acteurs internationaux sur le pays.
Cette session, organisée à l’initiative des États-Unis en dépit de l’opposition de Yaoundé et des membres africains du Conseil, qui craignent une ingérence dans les affaires internes du Cameroun, met aussi en exergue la lutte d’influence entre les grandes puissances. Joseph Lea Ngoula, analyste camerounais des questions géopolitiques et sécuritaires, explique au micro de Sputnik les positions adoptées et les lignes directrices de la diplomatie des puissances mondiales représentées à l’institution onusienne.
La bataille des puissances étrangères autour du Cameroun se dessine donc de façon claire. Très souvent accusée de soutenir les séparatistes, la diplomatie américaine se veut plus offensive sur la question. Elle a exprimé à voix haute son inquiétude sur le conflit qui prévaut dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, où des groupes sécessionnistes affrontent au quotidien l’armée camerounaise, avec sur le carreau plus de 1.850 morts en 20 mois, selon un récent rapport de International Crisis group (ICG).
C’est l’un des rares dossiers où les Américains semblent s’engager de manière inconditionnelle sur le court terme, car toutes les analyses révèlent que la pression diplomatique des États-Unis refroidit ses rapports avec le pouvoir camerounais et affaiblit ses positions au grand bénéfice de ses rivaux. C’est peut-être un calcul sur le long terme que font les Américains: conquérir le cœur des Camerounais (et non la sympathie du pouvoir) en passant pour ceux qui ont œuvré à la réconciliation et à la pacification du Cameroun.
On ressent aussi un engagement très personnel du sous-secrétaire d’État américain aux affaires africaines, Tibor Peter Nagy, qui connaît bien le Cameroun pour y avoir travaillé et garde aussi des liens étroits avec une élite politique camerounaise issue des régions anglophones», explique Joseph Lea Ngoula.
Cette offensive de Washington, un allié stratégique de Yaoundé, notamment dans la lutte contre les djihadistes de Boko Haram, n’est pas du goût des autorités camerounaises, qui multiplient les signaux amicaux en direction de la Russie et la Chine. Lors des débats du 13 mai en «formule Aria (réunion informelle)» du Conseil de sécurité de l’Onu sur la crise humanitaire dans les régions anglophones, la Chine et la Russie, membres permanents, se sont clairement opposés à l’hypothèse d’une ingérence. Des positions réaffirmées le 15 mai dernier, dans la foulée d’une audience des ambassadeurs des deux pays au ministère des Relations extérieures du Cameroun.
«Notre position est claire. Nous respectons le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures de cet État. Si le gouvernement du Cameroun demande à la Russie de venir faire quelque chose, on viendra», a indiqué pour sa part Anatoly Bashkine, ambassadeur de Russie au Cameroun, à l’issue de cette audience à la télévision d’État.
Alors que les relations semblent s’être dégradées avec les États-Unis et les partenaires comme l’Union européenne, qui n’a cessé de critiquer vertement la gestion de la crise par le gouvernement de Yaoundé, au Cameroun, on brandit fièrement le renforcement des liens avec la Russie et la Chine.
C’est pour cette raison qu’ils font un chantage diplomatique enjouant à fond les cartes russes et chinoises, dans l’optique de faire pression sur les chancelleries occidentales, de combler les vides qui pourraient naître du retrait potentiel de l’assistance technique et financière occidentale et d’entraver l’inscription de la question camerounaise à l’ordre du jour du Conseil de sécurité ou de saboter les projets de résolution que pourraient présenter les Américains.
La stratégie de la diversification des alliés est un moyen pour le Cameroun de faire comprendre qu’il ne capitulera sous aucune pression internationale», explique notre expert des questions géopolitiques et sécuritaires.
Si les deux pays estiment que la crise dans le Nord-Ouest et le Sud-ouest est une affaire strictement interne au pays et excluent toute ingérence, Joseph Lea Ngoula tente d’expliquer ces positions:
«Les Russes et les Chinois mènent habituellement une diplomatie subversive et opportuniste au niveau international. Elle est subversive, car ils rament à contre-courant des positions occidentales sur la scène internationale, allant jusqu’à remettre en cause l’ordre démocratique, libéral et unipolaire qui domine l’espace mondial au nom d’une vision multipolaire des relations internationales. Leur diplomatie est aussi opportuniste, car elle recherche des fenêtres d’opportunité politique (le cas échéant, des brouilles entre les chancelleries occidentales et les régimes africains) pour gagner des points sur l’échiquier continental. Au-delà de cette ligne traditionnelle, d’autres déterminants conjoncturels viennent conditionner les positions de ces deux puissances».
«Les positions françaises sur la crise anglophone et sur le régime de Yaoundé en général ont beaucoup évolué. On a observé au départ un silence curieux de la diplomatie française, qui contrastait avec l’activisme des Américains sur le dossier anglophone. Ce silence gêné trouve son explication d’abord dans la realpolitik, qui est le dogme de la politique française en Afrique. Ensuite, dans le fait que la France était déjà sur la sellette au Cameroun, accusée à tort par une frange de l’opinion nationaliste d’œuvrer à la déstabilisation du Cameroun. De l’autre côté du Mungo, les militants de la cause anglophone lui reprochaient d’avoir une responsabilité historique dans la crise qui sévit au Nord-ouest et au Sud-ouest.
Cependant, les pressions de la diaspora camerounaise, qui a fait de Paris le théâtre de la contestation du régime de Yaoundé, les campagnes médiatiques particulièrement critiques à l’égard du silence de Paris, le poids de la conscience conjugué à une escalade de violence dans les régions anglophones, qui menace même les intérêts de l’industrie brassicole dominée par la France, ont poussé cette dernière à s’activer résolument en faveur d’une sortie de crise. Elle a donné carte blanche aux Américains pour manœuvrer en première ligne dans sa sphère d’influence, mais elle maintient une ligne ambiguë qui brouille la compréhension de son positionnement vis-à-vis du régime Biya», analyse M. Lea Ngoula.
«La France a incontestablement une grande influence sur la classe dirigeante camerounaise. Elle est surtout très écoutée par le Président Biya, qui est un francophile, pur produit des écoles de management public français. Son entrée dans la haute administration camerounaise et son ascension rapide dans l’appareil d’État, il les doit à ce pays. Le soutien de la France lui a permis de survivre à la tempête politique des années 92 et à plusieurs soubresauts internationaux qui auraient pu accélérer son isolement et son éviction du fauteuil présidentiel.
Paul Biya est donc très redevable vis-à-vis de la France, et ne manque pas de renvoyer l’ascenseur à la classe économique française à travers d’importants contrats publics sur le matériel de sûreté, de renseignement, de défense ainsi que la formation des toutes premières forces spéciales du Cameroun, des licences d’importation et des concessions portuaires, ferroviaires, foncières, etc.
Cependant, il faut reconnaître qu’à la différence des intérêts économiques qui demeurent au beau fixe, l’influence politique prêtée à la France s’émousse progressivement, comme en témoigne le récent réaménagement du gouvernement, où la France n’a pas réussi à imposer ses choix. Les mesures de détente, de décentralisation et le dialogue inclusif préconisés par Emmanuel Macron en vue de la désescalade et du règlement pacifique de la crise anglophone ont du mal à triompher. Yaoundé feint de s’exécuter en créant des commissions recommandées par Paris, mais les vide de leur substance. Voilà le jeu de dupes auquel s’adonne le pouvoir de Yaoundé», conclut Joseph Lea Ngoula au micro de Sputnik.