D’un coin à l’autre du continent africain, les crises séparatistes sont devenues légion et menacent la paix et l’intégrité des États. Des crises identitaires qui tirent parfois leurs origines du passé colonial. Les cas récents du Cameroun, déchiré dans sa partie anglophone par un conflit armé, et du Ghana, qui a fait parler de lui ces derniers jours avec l’arrestation de présumés séparatistes accusés de vouloir déclarer l’indépendance de la région orientale du pays sous le nom de «Togoland occidental», présentent des similitudes.
«Si la dimension historique, culturelle et identitaire semble être au cœur de ces mouvements séparatistes, il n’est pas moins vrai que dans les deux cas, le rôle des processus de décolonisation a été déterminant. Qui plus est, dans les situations de crise du Ghana (en lien avec le Togo) et du Cameroun, la particularité est l’intervention d’au moins trois puissances occidentales, dans leurs histoires coloniales (l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France), et l’influence de la Première et de la Seconde Guerre mondiale dans leurs processus d’indépendance, puis d’institutionnalisation», explique à Sputnik le Docteur Richard Makon, spécialiste du droit international, enseignant-chercheur à l’université de Yaoundé II.
Un avis que partage le Professeur Mathias Éric Owona Nguini, universitaire et politologue camerounais, interrogé par Sputnik.
«Dans les deux cas, on a connu une séparation entre la France et la Grande-Bretagne à partir d’un même territoire de base. Ça veut dire que le Togo a été divisé en deux parties; une placée sous mandat de la France et puis l’autre placée sous le mandat de la Grande-Bretagne. C’est cette dernière partie qui est devenue le TogoLand, qui allait être plus tard intégré au Ghana. Et également dans le cas du Cameroun, une partie a été placée sous mandat de la France, une autre sous mandat de la Grande-Bretagne. Et au moment de l’indépendance, à l’issue d’un plébiscite en 1961, le Southern Cameroons, qui était l’un des territoires placés sous mandat britannique, est revenu au Cameroun alors que le Northern Cameroons est allé au Nigéria», précise-t-il.
Pour mieux comprendre ces deux «crises anglophones», il faut donc remonter le fil de l’histoire. La crise qui agite actuellement le Cameroun tire son origine du passé politique mouvementée de ce pays d’Afrique centrale, colonie allemande de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale. À la défaite de l’Allemagne en 1918, la Société des Nations (SDN, ancêtre de l’Onu) a confié les quatre cinquièmes de l’actuel Cameroun à la tutelle de la France et le reste à la Grande-Bretagne pour sa partie occidentale bordant le Nigéria. Lors de l’indépendance du pays en 1960, une partie du Cameroun sous tutelle britannique (le nord, majoritairement musulman) se prononce pour son rattachement au Nigéria. L’autre partie, Southern Cameroons, qui représente les deux régions anglophones en crise aujourd’hui, se prononce pour l’indépendance et son rattachement à l’ex-Cameroun francophone. Les deux entités forment une République fédérale à partir du 1er octobre 1961. En 1972, un référendum met fin au fédéralisme. Les deux États fédérés disparaissent pour faire place à un seul État. Les séparatistes anglophones veulent marquer la rupture avec la partie francophone remettant en cause les clauses du rattachement de 1961.
Pour ce qui est du Ghana, la région du fleuve Volta est habitée par de nombreuses ethnies et son histoire récente a été également modelée par trois puissances coloniales. La Grande-Bretagne a occupé l’essentiel de ce qui constitue le Ghana et l’Allemagne tenait l’actuel Togo, situé dans l’Est. Après la Première Guerre mondiale et la défaite de l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France se sont partagées les possessions allemandes. Ainsi le Togoland a-t-il été divisé entre la Grande-Bretagne et la France.
À la fin de l’Empire britannique en 1956, les habitants du Togoland britannique vont obtenir le droit de choisir de rejoindre le Ghana à l’ouest ou le Togo à l’Est. La Grande-Bretagne affirma que près des deux tiers des votants avaient voté pour le Ghana. Mais les séparatistes rétorquent que les résultats avaient été truqués et réclament la création d’un État indépendant.
«Dans les deux cas [Ghana et Cameroun, ndlr], l’État a été greffé à des formes sociales et institutionnelles antérieures, sans en opérer un maillage intelligent. Par ailleurs, les antagonismes politiques et identitaires entre les différents groupes sociologiques, antérieurs aux indépendances n’ont pas trouvé de solution définitive avant la fabrication et l’imposition de l’État, et l’instrumentalisation fantasmagorique de l’unité nationale. Ce sont ces vieilles contradictions et ces antagonismes antérieurs jamais traités qui resurgissent aujourd’hui avec plus ou moins de violence dans les deux cas», poursuit l’expert du droit international au micro de Sputnik.
Même si au Ghana, les séparatistes arrêtés le 8 mai dernier rêvent de la création d’un nouveau pays, ils nient cependant n’avoir jamais eu l’intention de recourir à la violence contre l’État ghanéen. Cependant selon la police, le groupe avait non seulement préparé un hymne national, une Constitution et un drapeau, mais il entraînait également une milice.
Pour le cas du Cameroun, depuis deux ans, les séparatistes des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-ouest, ont pris les armes contre le gouvernement de Yaoundé pour réclamer la création d’un État dénommé «Ambazonie». Les tensions actuelles ont commencé en novembre 2016 avec principalement les revendications des enseignants déplorant la nomination de francophones dans les régions anglophones et de juristes déplorant la suprématie du droit romain au détriment de la Common Law anglo-saxonne.
«Au delà des repères historiques qui font naître des mouvements séparatistes en Afrique, lorsqu’un peuple se sent mal dans son vécu quotidien et que le pouvoir en place le bâillonne, le réprime ou le laisse dans un état de pauvreté, on peut s’attendre a l’émergence des mouvements séparatistes. C’est le cas de la crise anglophone au Cameroun», lance Maître Emmanuel Ashu, avocat, originaire de la région du Sud-ouest anglophone, joint au téléphone par Sputnik.
Alors que le Cameroun est au centre de l’attention, l’histoire récente du continent est parsemée de revendications identitaires et séparatistes qui menacent de fragmenter les États actuels en micro-États.
«Nous avons des cas comme celui du Mali, avec l’instabilité du Sahel. Si la logique de déstabilisation du Mali se poursuivait en raison de la position de ce pays dans l’espace sahélo-saharien, cela aurait des effets extrêmement déstabilisateurs pour des pays voisins comme la Mauritanie, le Burkina Faso ou le Niger. Et il pourrait y avoir des effets domino, notamment au Niger, où la problématique de l’autonomisme touareg existe dans des conditions qui sont analogues, mais pas tout à fait identiques à celles du Mali», commente l’universitaire Mathias Eric Owona Nguini.
«De toute évidence, le continent africain est à la croisée des chemins et à la confluence d’une pluralité de crises. La crise du modèle institutionnel au fondement de l’État postcolonial; la crise juridico-politique de remise en cause des frontières héritées de la colonisation et par là, la contestation des délimitations terrestres et maritimes; la crise sociale et économique, née de l’incapacité des États à répondre aux attentes des peuples, à résoudre les problèmes sociaux et à donner du sens et de l’amplitude à la marche de ces sociétés vers le progrès. Ces prémices de l’éventuelle désintégration du continent sont d’ordre interne à l’Afrique.
Du point de vue externe, ce qui peut causer et peut-être accélérer la désintégration du continent est l’attrait des grandes puissances pour les énormes ressources naturelles du continent, le désir de contrôle de ses richesses, en plus des monopoles divers qui fondent les rapports de forces et les luttes d’influence sur le continent», nous confie le juriste.
Alors que les poches de tensions se multiplient sur le continent et que bon nombre de pays d’Afrique sont de plus en plus confrontés à des tensions identitaires, la question qui occupe les discussions demeure: comment en sortir?
«Le droit à l’autodétermination est un droit politique. En l’absence d’une solution politique, il y a souvent glissement vers la lutte armée. L’usage de la force militaire comme solution pour vaincre les velléités séparatistes est inapproprié. Il faut une solution politique», estime maître Emmanuel Ashu.
Au Cameroun, l’option militaire employée par Yaoundé contre les séparatistes s’est avérée être un échec au vu de l’enlisement de la situation. 1.850 morts en vingt mois de conflit et des milliers de réfugiés, selon international Crisis Group (ICG).
«Toute politique de répression dans une crise politique est une politique de courte vue, qui n’a en réalité pour conséquence que d’exacerber encore plus les tensions existantes et de transformer des revendications politiques “républicaines”, en contestations séparatistes», explique Richard Makon.
Pour Mathias E. Owona Nguini, «Il est tout à fait normal pour tout État qui menace d’être amputé d’une partie de son territoire de se défendre, car ce qui est en débat, c’est effectivement l’un des aspects les plus importants de la souveraineté étatique, qui est l’intégrité territoriale. Cependant, les États n’ont pas seulement à utiliser la violence. Ils peuvent y recourir de manière légitime, parce que c’est leur intégrité, voire leur survie qui est en question.
Il s’agit simplement de savoir jusqu’où ils pourraient utiliser la violence et quelle est la place qu’ils peuvent laisser pour la négociation ou la discussion. Encore faut-il que les différentes parties aient la souplesse nécessaire pour que l’on puisse en arriver à des compromis, ce qui n’est pas toujours évident. Il y a des cas dans lesquels le compromis est extrêmement difficile à construire sur les formes institutionnelles que pourrait prendre ce compromis, c’est l’une des grandes difficultés qu’il y a dans le cas de la tentative de sécession conduite par les groupes armés Ambazoniens au Cameroun», explique Mathias Eric Owona Nguini.
Alors que le Cameroun subit des pressions internationales de toute part et que l’Onu s’inquiète de la crise humanitaire en cours, le gouvernement s’est dit prêt à dialoguer, tranchant avec sa démarche jusque-là intransigeante. Au sujet des conditions de l’ouverture d’éventuels pourparlers sur la crise séparatiste au Cameroun, le Premier ministre du Cameroun a laissé entendre, en visite dans les régions anglophones, que Paul Biya était prêt à discuter de toutes les revendications «hormis la séparation et la sécession», sans en fixer le cadre ni le programme.
Dans le registre des compromis fondés et des concessions de tout ordre à mettre sur la table du dialogue, pour espérer une sortie de crise, Richard Makon pense que,
«dans une crise politique, toute tentative ou entreprise de résolution de celle-ci doit être entière, authentique, ouverte et inclusive. Aucun point de discussion ne peut être tabou, aucun ordre du jour ne peut être fixé d’avance, aucun échéancier ne peut être déterminé de manière unilatérale et aucune résolution ou mesure ne peut être anticipée.
Toute question doit être librement débattue dans un esprit d’exorcisme collectif. En l’occurrence ici, la question de la nature de l’État; la question de la forme du gouvernement; la question de la forme du régime politique. Aucune question n’est taboue en démocratie», ajoute-t-il.
Si la solution militaire peut à court terme freiner les élans séparatistes, les experts s’accordent à dire qu’il ne peut en aucun cas être une solution définitive. La solution au problème du séparatisme dans les États multiethniques d’Afrique subsaharienne, hérités de la colonisation, se trouverait-elle alors exclusivement dans une politique constructive de la nation?
«Il est important de construire le consensus national, d’affirmer et de renforcer le caractère universel des États et leur capacité inclusive, leur capacité à prendre en compte et à prendre en charge l’ensemble des communautés qui les constituent à partir d’une loi. Cette loi doit être supérieure et doit s’appliquer de manière égale à toutes les communautés. C’est un grand défi pour les États africains, compte tenu du legs colonial qui est un legs de répression, qui est aussi un legs de faible capacité productive. Or, pour légitimer le pouvoir d’État, il est important aussi d’atteindre un certain niveau de performance économique qui facilite l’insertion des différentes couches de la population, qu’on les pense en termes de classe ou qu’on les pense en termes de communauté», estime le politologue Mathias Eric Owona Nguini.
«Toutes les sociétés politiques organisées en État et constituées en corps politique unique ont vocation à s’ériger en nation. Mais toute nation est le refuge d’une identité, que celle-ci soit la résultante ou non de sous-identités. Le reconnaître est un commencement, identifier ce qui peut constituer cette identité est un progrès, construire cette identité dans une perspective collective, inclusive, fraternelle et pacifique est la réussite. Que la Nation précède ou succède à l’État, il n’y a pas d’État réel sans nation et aucune nation ne peut durablement survivre et se perpétuer en dehors de l’État», conclut Richard Makon.