Pourquoi les attaques de Boko Haram sont-elles en hausse dans la région du lac Tchad?

La région du lac Tchad connaît une recrudescence d'attaques de la secte Boko Haram. Après une relative accalmie en 2018, les assauts des djihadistes deviennent quasi quotidiens dans la région. Raoul Sumo Tayo, universitaire camerounais, expert des questions de sécurité et de défense à l'université Yaoundé 1, décrypte cette dégradation pour Sputnik.
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Après une relative accalmie en 2018, les assauts de la secte islamiste Boko Haram se multiplient dans la région du lac Tchad (Cameroun, Tchad, Nigéria et Niger). Les chiffres sont de plus en plus alarmants. Pas plus tard que la nuit du samedi 27 au dimanche 28 avril dernier, une attaque de Boko Haram a fait quatre morts et au moins quatre blessés à Kofia, une île camerounaise située sur le lac Tchad. Parmi les victimes, on compte un militaire et trois civils. Les assaillants ont également détruit une partie d'un poste militaire et vandalisé des commerces.

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Au début du mois d'avril, au moins sept militaires camerounais ont été tués lors d'attaques du groupe djihadiste, dans l'explosion d'une mine au passage d'un véhicule militaire. À la mi-avril, une dizaine de civils ont péri lors d'une attaque à Tchakamari, une localité située dans l'Extrême-Nord du Cameroun.

Au Tchad voisin, relativement peu touché ces dernières années par les attaques des djihadistes nigérians, Boko Haram a tué pas moins de 30 militaires depuis le début du mois de mars, dans des localités proches du lac Tchad. Quant au Niger, 88 civils ont été tués rien qu'en mars lors d'attaques de Boko Haram, qui ont de plus contraint plus de 18.000 personnes à fuir leurs villages.

Au Nigéria, l'épicentre des attaques de la secte, où plus de 1,8 million de personnes ne peuvent toujours pas regagner leur foyer, les attaques contre des bases militaires se multiplient. Comment expliquer cette recrudescence des assauts de Boko Haram dans cette région, après une relative accalmie? Raoul Sumo Tayo, universitaire camerounais, chercheur sur les questions de sécurité et de Défense à l'université de Yaoundé 1, décrypte pour Sputnik France les raisons de cette dégradation sécuritaire dans la région du lac Tchad.

Sputnik France: On assiste depuis quelque temps à une reprise des attaques récurrentes de Boko Haram dans les pays de la région du lac Tchad, après une période relativement calme. Comment l'expliquez-vous?

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Raoul Sumo Tayo: «La récurrence de ces attaques révèle les limites de la gestion militaro-sécuritaire de cette crise. Nous sommes clairement dans un schéma où toutes les déclinaisons de la force militaire deviennent impuissantes. Cette situation s'explique aussi par les avatars de la coopération sous-régionale. Malgré la mise en place de la Force multinationale mixte, la coopération sous-régionale n'est véritablement pas optimisée et les insurgés profitent de cet état de choses pour agir.

Ces attaques récurrentes prouvent bien que les insurgés ont investi dans le temps long, se mettent en dormance et frappent au moment où l'on s'y attend le moins. Cette zone, malgré tout, reste propice à la prolifération de la violence et du banditisme rural transfrontalier. La persistance de ces attaques s'explique par le fait que le Nigéria constitue —à ce jour- le maillon faible de la défense dans cet espace. Tant que le problème, qui est d'origine nigériane, ne sera pas réglé au Nigéria même, tous les États riverains en souffriront.»

Sputnik France: Le Cameroun a par exemple enregistré en moins d'un mois près de cinq attaques qui ont fait une vingtaine de morts, civils comme militaires. On croyait pourtant la situation sous contrôle à l'Extrême-Nord du pays. Quelles en sont les raisons?

Raoul Sumo Tayo: «Les attaques interviennent toujours pendant la période des récoltes dans cet espace. Les insurgés viennent se ravitailler en vivres et cherchent du coup à s'accaparer toutes les ressources alimentaires que les populations ont accumulées. Là, nous sommes en saison sèche: le fleuve El Beid, qui sert de frontière internationale entre le Cameroun et le Nigéria s'est asséché, rendant ainsi plus faciles les infiltrations. Aussi, les tranchées qui ont été construites par le Cameroun dans le but de sécuriser sa frontière se sont effondrées par endroit faute d'entretien.

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Au-delà tout, la proximité avec le Nigéria explique cette recrudescence. Le Nigéria n'a toujours pas réoccupé la bande frontalière contiguë au Cameroun. Le Cameroun y a mené de nombreuses opérations transfrontalières, mais après le départ de ses forces, les insurgés ont réoccupé cet espace. Du coup, il est possible pour eux de planifier et de conduire des opérations en territoire camerounais à partir de cette zone frontalière contiguë.»

Sputnik France: Cette menace sérieuse sur la sécurité du pays renaît au moment où les forces de défense font face à d'autres fronts, notamment dans les régions anglophones. Comment le pays, pris entre plusieurs feux, peut-il s'en sortir?

Raoul Sumo Tayo: «La première démarche consisterait à régler par des mesures politiques le problème qui relève d'une crise politique, notamment celui dans les régions anglophones. Il faut réactiver les mécanismes institutionnels permettant de gérer les différends entre les composantes de la nation. Pour ce qui est de la recrudescence des attaques dans l'Extrême-nord du pays, il faut optimiser l'usage de la force, notamment en investissant dans les actions d'influence, au premier rang desquelles les actions civilo-militaires. Mais c'est clair que pour venir à bout des différentes crises dans le pays, il faudra s'attaquer aux racines du mal à travers une bonne distribution des ressources symboliques et des ressources matérielles.»

Sputnik France: Au début de cette année, l'Onu estimait que cette nouvelle offensive dans la région du lac Tchad pourrait découler des liens entre le groupe extrémiste Boko Haram et l'organisation terroriste Al-Qaïda au Maghreb islamique*. Le croyez-vous aussi?

Raoul Sumo Tayo: «Je ne partage pas l'avis de l'Onu, parce qu'il semble accréditer la thèse d'un croissant de la terreur, d'une internationale djihadiste aux abords du lac Tchad. Or, la particularité de cet espace, c'est d'être situé à la frontière entre quatre pays, ce qui rend difficile la coopération internationale pour lutter contre la menace. Cette zone marécageuse sert de refuge depuis des siècles à des sociétés dites du refus. En raison de la faible présence des États, cet espace présente toutes les caractéristiques d'une zone grise. Si les États riverains ne changent pas la façon dont ils administrent cette zone, la situation pourrait s'aggraver, du fait que vous avez des mouvements qui occupent le terrain avec le monopole de la violence physique et le monopole fiscal.»

Sputnik France: L'organisation régionale mise en place par le Nigéria, le Cameroun, le Niger, le Tchad et le Bénin, la Force multinationale mixte (FMM) pour lutter plus efficacement contre Boko Haram, a suscité d'immenses espoirs. Qu'en est-il de son efficacité?

Raoul Sumo Tayo: «Malheureusement, les outils militaires classiques sont inefficaces pour venir à bout des menaces de type djihadiste et terroriste. La Force multinationale mixte, malgré ses résultats probants en matière d'influence, peine à faire la décision sur le terrain. Cette situation tient justement du déficit de l'apport international. Je crois que les pays riverains du lac Tchad ne sont pas suffisamment accompagnés par la communauté internationale dans la gestion de cette crise. On privilégie le G5 sahel et du coup, la FMM se retrouve à se battre avec les moyens de bord.»

Sputnik France: Qu'en est-il de l'apport des puissances occidentales dans ce combat, elles qui convoitent tant la position stratégique du bassin du Lac Tchad?

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Raoul Sumo Tayo: «Il y a un appui en termes de formation et en termes d'équipement des armées. Vous avez des pays comme la France, l'Angleterre et surtout les États-Unis, qui ont déployé un détachement pour assister l'opération Alpha. De manière générale, les pays occidentaux apportent leur contribution en termes de formation et en termes d'équipement des armées qui sont en proie à l'insurrection de Boko Haram.»

Sputnik France: On voit se multiplier dans la région des zones de conflits et des missions onusiennes de la paix. Est-ce le signe que l'Afrique n'est pas apte à assurer la sécurité de sesÉtats?

Raoul Sumo Tayo: «C'est l'impression que l'on pourrait avoir, mais la réalité sur le terrain montre que l'Afrique est en train de mettre en place un mécanisme de sécurité collective à l'échelle du continent à travers, notamment, le Conseil de Paix et de Sécurité de l'Afrique Centrale (COPAX) en ce qui concerne notre région. La même chose est en train de se passer dans les autres régions. Le processus est certes lent, mais il est enclenché. L'Afrique, de plus en plus, a pris sur elle de s'occuper de sa propre sécurité.

Il ne faut pas non plus perdre de vue que de nombreux contingents nationaux issus d'Afrique agissent sous la bannière de l'Onu. C'est une lapalissade que de rappeler que l'Onu n'a pas de forces propres pour ses opérations de maintien de la paix. Elle compte sur les contingents de ses États membres, parmi lesquels les États africains. C'est à ce titre, par exemple, que le Cameroun participe à la mission onusienne de maintien de la paix en République centrafricaine.»

*Al-Qaïda au Maghreb islamique est une organisation terroriste interdite en Russie

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