La Chine poursuit son offensive dans les Balkans et fait trembler Bruxelles

Pékin multiplie les investissements dans les Balkans depuis plusieurs années, notamment par le biais de prêts à taux très avantageux. L’Union européenne s’inquiète de la mise en place d’une «diplomatie de la dette». Mary-Françoise Renard, responsable de l’Institut de recherche sur l’économie de la Chine, livre son analyse à Sputnik France.
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«Nous n'avons pas connu pareil investissement depuis quarante ans.»

Fadil Novalic, Premier ministre de la fédération de Bosnie-et-Herzégovine, a accueilli à bras ouverts le prêt 614 millions d'euros accordés par une banque chinoise pour moderniser une centrale à charbon de Tuzla. Les députés bosniens ont même décidé de le garantir à 100%, provoquant le lancement de procédures par Bruxelles, qui affirme que les garanties de l'État bosnien violent les règles européennes. Une affaire symbolique de l'offensive économique lancée par la Chine dans les Balkans.

​La pauvreté dans la région entrave le développement d'infrastructures ou le sauvetage d'une industrie qui bat de l'aile. C'est là qu'interviennent les milliards de Pékin. Le 12 avril dernier, le sommet des «17 +1», réunissant des pays d'Europe centrale et orientale et la Chine, s'est tenu à Dubrovnik, en Croatie, en présence du Premier ministre chinois Li Keqiang. Une réunion où il a beaucoup été question des investissements passés, mais surtout de ceux à venir.

«La stratégie à l'international de la Chine depuis quelques années consiste à investir massivement à l'étranger dans les secteurs qui lui sont les plus familiers comme les transports, les infrastructures ou l'énergie. On associe souvent ces projets aux "Nouvelles routes de la soie". C'est parfois difficile de savoir si vraiment le cas. Reste que cela fait partie d'une stratégie de développement du multilatéralisme, pas seulement en matière de commerce, mais aussi en matière d'investissements. Pékin veut être présent partout», explique Mary-Françoise Renard, responsable de l'Institut de recherche sur l'économie de la Chine et auteure de «L'économie de la Chine» récemment publié aux éditions La Découverte.

La plus grosse usine sidérurgique de Serbie, située à Smederevo, a été rachetée par les Chinois. À l'AFP, l'ouvrier Zoran Matic parle d'«amis» pour qualifier les nouveaux propriétaires. Il faut dire que le groupe HBIS a sauvé l'établissement de la faillite, permettant à quelque 5.000 ouvriers de garder leur job. Un coup à 46 millions d'euros. Le drapeau chinois qui flotte au-dessus de la porte principale ne semble pas déranger. «Les salaires tombent régulièrement. La ville s'est réveillée», lance Novica Djordjevic, une autre employée, également interrogée par l'AFP.

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«La Chine, en rachetant des entreprises, a sauvé des emplois et est donc mieux appréciée qu'il y a quelques années dans la plupart des pays des Balkans», souligne Mary-Françoise Renard.

Le site de Smederevo était autrefois propriété du géant américain US Steel, avant qu'il le vende au gouvernement serbe pour un euro symbolique, dettes comprises. «Aujourd'hui, un porte-parole de la compagnie annonce une production au vert et des revenus en hausse de 37%», selon l'AFP. De quoi donner envie au Président serbe Aleksandar Vucic de renouveler l'expérience. En 2018, il a convaincu Pékin de reprendre la mine de cuivre de Bor, dans le sud. Et il veut que la Chine investisse désormais dans les technologies de pointe.

Il se trouve que Belgrade est un candidat officiel à l'adhésion à l'Union européenne. Pas de quoi l'empêcher de céder aux sirènes chinoises? La question est légitime et l'on peut se demander si Bruxelles n'est pas en train de perdre la bataille de l'Est.

«C'est trop tôt pour le dire. Dans tous les cas, il existe un risque d'éclatement. La Hongrie ou la Grèce ont déjà voté différemment d'autres pays européens aux Nations unies de manière à ne pas froisser la Chine», souligne Mary-Françoise Renard.

Elle rappelle cependant que «plusieurs pays des Balkans voudraient rentrer dans l'Union européenne, qui est encore leur principal partenaire», avant d'ajouter: «Les investissements européens dans ces pays sont plus importants que ceux en provenance de Chine.» De fait, l'UE pèse 70% des investissements étrangers directs en Serbie, Bosnie, Monténégro, Macédoine du Nord, Albanie et Kosovo. Un chiffre à comparer aux 1% d'investissements chinois, d'après les données de la Commission européenne pour la période comprise entre 2007 et 2016.

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Reste que Bruxelles surveille de très près la situation. Johannes Hahn, Commissaire à l'Élargissement, a exprimé à l'AFP ses «inquiétudes sur les effets socio-économiques et financiers que peuvent avoir les investissements chinois» dans les Balkans. Il évoque une «diplomatie de la dette» et parle d'investissements chinois «qui arrivent souvent avec des liens», ce qui serait de nature à mettre en péril l'objectif d'«améliorer la stabilité et le développement économique des Balkans». Matt Ferchen, spécialiste de la Chine au centre de réflexion Carnegie-Tsinghua Center for Global Policy, souligne à l'AFP que les pays des Balkans n'ont guère accès aux marchés financiers européens et «ne sont pas en position de refuser l'argent…»

«La Chine investit dans beaucoup de pays en développement, notamment en Afrique. Elle leur dit "ne vous souciez pas du court terme" et prête à des taux très bas, pratiquement sans condition, contrairement aux pays européens. Mais on ne sait pas quand la Chine peut réclamer cette dette. C'est non seulement un endettement qui peut peser assez lourd sur des pays qui sont vulnérables, mais se pose aussi la question de leur dépendance vis-à-vis de la Chine. Du jour au lendemain, Pékin pourrait très bien dire: "Nous avons besoin que vous nous rendiez l'argent et si vous ne pouvez pas je demande ça ou ça en contrepartie". Encore une fois, ces pays que vise la Chine ne sont pas des grandes puissances et ont une certaine vulnérabilité économique et politique», analyse Mary-Françoise Renard.

Le Monténégro a vu sa dette publique exploser et atteindre 70% du PIB après la contraction d'un emprunt d'un montant supérieur à 800 millions d'euros auprès d'une banque chinoise. Le but? Construire une autoroute dans les montagnes.

La crainte de la corruption

Le 11 avril, se tenait à Washington la réunion de printemps du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Un événement où il a beaucoup été question de la Chine et de ses prêts aux pays pauvres. «La dette contribue au développement des économies, mais si cela n'est pas fait de manière transparente, si la dette ne produit pas de résultats probants, alors cela peut être un poids considérable pour l'économie», a averti David Malpass, nouveau président de la Banque mondiale. «Nous encourageons constamment à la fois les emprunteurs et les prêteurs à s'aligner le plus possible sur les principes portant sur la dette qui ont été approuvés par le G20», a lancé pour sa part Christine Lagarde, patronne du FMI. Selon les chiffres de la Banque européenne d'Investissement, entre 2007 et 2017, la Chine a annoncé un total de 12 milliards d'euros de prêts concernant des projets de construction dans les Balkans. La Serbie en a capté un tiers à elle seule, suivie de la Bosnie (21%) et du Monténégro.

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Si les pays occidentaux s'inquiètent tant de voir la Chine investir dans les Balkans, pourquoi ne pas sauver eux-mêmes les entreprises en difficulté? «Il y a plusieurs raisons à cela. Par exemple, certaines de ces entreprises se situent dans des secteurs polluants», explique Mary-Françoise Renard. Les Chinois sont très actifs concernant les centrales à charbon qui permettent d'alimenter les pays des Balkans en électricité, alors que l'Union européenne les pousse à penser transition énergétique.

«Une autre raison concerne le fait que plusieurs des entreprises concernées ne sont pas considérées comme rentables. Cela sauve des emplois, mais risque de coûter cher à la Chine. Les Occidentaux ont considéré que ce n'était pas judicieux de racheter des entreprises en difficulté. Ce que fait la Chine est une forme de diplomatie économique. Il y a des contreparties. Mais en dernier ressort, il faut que cela serve les intérêts politiques de Pékin. C'est une stratégie différente de celle des pays occidentaux», souligne Mary-Françoise Renard.

Dernier point d'inquiétude pour Bruxelles: la corruption. Les pays des Balkans sont très touchés par ce phénomène et l'arrivée de cette manne financière en provenance d'Asie pose question, comme le relève Mary-Françoise Renard:

«Très souvent dans les Balkans, les procédures d'attribution des marchés se font sans aucune transparence. Il y a une très grande opacité au niveau de ces opérations. Évidemment, cela s'accompagne de corruption. C'est une crainte des Européens qui est justifiée. Si l'on prend les risques environnementaux ajoutés aux risques de la dette et pour finir les risques en matière d'équilibre social liés à la corruption, les Européens ont des raisons de s'inquiéter.»

 

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