How do you DAU, vieux monde soviétique?

Le projet DAU, l'installation du réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky, est visible du 24 janvier au 17 février au Théâtre de la Ville et à Beaubourg. Après «DAU, le dahu de l'Art contemporain?» Sputnik poursuit son exploration de ce projet artistique hors-norme.
Sputnik

Fascinante et effrayante réalité reconstituée

Dans «DAU, le dahu de l'Art contemporain?», nous nous demandions hier vers quel objectif roulait DAU, cet objet artistique non identifié. Montrer la vie à l'époque stalinienne?

Récréer la «réalité» soviétique est non seulement impossible en dehors du champ «de la fiction» (qui a d'ailleurs rencontré un succès et dépeint un réalisme beaucoup plus grands dans les films d'Alexeï Guerman), mais crée un sentiment de gêne et d'embarras, comme dans l'«animation» de Mona Lisa. L'univers recréé au Théâtre de la Ville, par exemple, a encore moins à voir avec la vraie réalité de l'époque. L'atmosphère n'y est pas non plus, malgré les efforts des décorateurs déployés avec la vaisselle en alu et les petits «plats traditionnels» au buffet…

On regarde le passé qui fait irruption dans le présent et l'on ressent un malaise, un «à quoi bon?» Chatouiller les sens? Mettre les gens face à leurs démons? Effrayer?

«Leto»: liberté, égalité, fraternité du rock russe
«Effrayé de mourir, je ne veux pas//Je rêverais de devenir un gâte-bois//Dans le pied d'une chaise, dans une pièce voilée//Pour me faire choyer par ces vagues ployées», chante dans un épisode de DAU Dimitri Ozerov, le soliste d'Auktsyon, un groupe de post-punk de Saint-Pétersbourg. Son apparition vient en contrepoint d'une splendide improvisation du compositeur-philosophe russe Vladimir Martynov au piano, un intermède fluide, d'une grande liberté musicale, dans le décor oppressant de l'Institut, créé par le réalisateur Ilya Khrzhanovsky.

DAU, le dahu de l'Art contemporain?
«La beauté —c'est un plaisir, des prémices de ce qui n'est pas encore arrivé», déclame dans un autre épisode le personnage du compositeur grec Teodor Currentzis, qui est censé représenter le héros principal du projet DAU, le physicien et Prix Nobel Lev Landau. Faut-il croire, dans cette logique, que le passé est forcément abject? Cet épisode, où Dau répond aux questions d'une journaliste (son biographe?) se déroule lentement, sur plusieurs plans parallèles: la fille pose ses questions- Dau l'oblige à se déshabiller tout en se déshabillant lui-même- Dau prononce une sorte de «monologue intérieur» d'un homme de science: «la poésie est une sorte de physique quantique», «la science est une mouche qui m'empêche de dormir»… L'un des rares moments où l'action devant la caméra se démultiplie sur plusieurs niveaux et fait apparaître en polyphonie des couches superposées de sens.

Mais le film (ou les 13 films-épisodes montés à ce jour) nie la tradition du montage cinématographique et déverse sur le spectateur les 700 heures de rushes presque à l'état brut. Du coup, le spectateur, tel le Coq de La Fontaine, est condamné à passer au crible des heures de film pour trouver même pas une perle, mais ne serait-ce qu'un grain de mil.

Le théâtre peut-il vivre sans texte?

Ces centaines d'heures de rushes dont les critiques vantent le réalisme vécu (et non joué) par des protagonistes «au naturel» (et surtout dans un accoutrement des plus «nature», proche de l'époque du péché originel) représentent presque trait pour trait les «études» par lesquelles passent tous les étudiants des écoles d'art dramatique russes. Mais ce théâtre «sans texte», souvent «sans noyau de sens» ou «sans pensée» peut-il changer notre monde? La pensée de Platon transposé sur scène dans les «Dialogues» ou «La République» joués dans le théâtre d'Anatoly Vassiliev englobe le spectateur dans son action ludique et sa vie parmi les hommes. Le jeu «physiologique» des acteurs et les non-acteurs chez Ilya Khrzhanovsky a-t-il la même emprise sur nous?

Les 700 heures du film russe sur la vie du physicien Lev Landau présentées à Paris
Justement, un épisode de dialogue d'une chamane avec Vassiliev est une scène chargée de sens. Non seulement la lecture ancestrale sur pierres est adressée au directeur de l'Institut secret, mais elle atteint sous nos yeux la personne de ce metteur en scène bien connu des Français. «Je ne suis pas d'ici, dit Vassiliev, le peuple qui m'entoure a englouti le peuple qui a vécu ici auparavant, celui qui édifiait. Je suis sur l'intersection où je dois insister sur mon chemin, le chemin de la création». Une perle qu'un spectateur las de la mise en espace brouillonne du Théâtre de la Ville risque de ne pas remarquer parmi les autres scènes qui s'étirent et s'enlisent dans leur développement.

L'argent ne fait pas le bonheur… mais le cinéma

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Avant DAU, Ilya Khrzhanovsky n'a tourné qu'un seul long métrage- «4», inspiré du scénario de l'écrivain postmoderniste Vladimir Sorokine. Le tournage a duré quatre ans, de nombreux rôles ont étés interprétés par les non-professionnels et le film a remporté le Grand Prix au festival de Rotterdam. En Russie, le film a eu un destin difficile: le ministère de la Culture, qui a participé au financement du film, a refusé de l'accepter pendant plusieurs mois, exigeant de couper 40 minutes au montage. Néanmoins, plus tard, le ministère a accordé une subvention de 22 millions de roubles (environ 500.000 euros à l'époque) pour DAU. à titre de comparaison, quand —le vrai- Lev Landau a reçu le Prix Nobel en 1962, la récompense était accompagnée de 2.782 515 couronnes suédoises, soit 269.000 euros actuels. Quand en 2015, le ministère de la Culture a demandé un remboursement en raison du dépassement de tous les délais, le réalisateur et ses nouveaux sponsors se sont exécutés, y compris pour les quelque 8 millions de roubles (200.000 euros) de pénalités. L'agence cinématographique d'État ukrainienne Derzhkino a également présenté à plusieurs reprises des réclamations financières à la société Phenomen Films chargée de la production et la postproduction de DAU. Des sources ouvertes affirment qu'à partir de 2007, Sergey Adonyev, homme d'affaires et philanthrope russe, dirigeant et coactionnaire du fournisseur d'accès russe Yota, devient l'un des principaux sponsors du projet, à hauteur de 25 millions d'euros.

D'après le service russe de la BBC, le budget global de DAU avoisine les 70 millions de dollars (61 millions d'euros). Les spectateurs parisiens déçus qui menacent d'exiger leur remboursement doivent être conscients que leurs 35 à 150 euros sont une goutte d'eau dans l'océan du financement pharaonique d'un projet qui n'est pas encore fini.

Le montage des attractions

«Leto»: liberté, égalité, fraternité du rock russe
On parle justement beaucoup de la production pharaonique de DAU, des milliers de figurants engagés à Kharkov, en Ukraine, où l'on retrouve dans les réseaux sociaux une rancune envers l'équipe du projet. On évoque aussi le cas de la seule comédienne professionnelle que Ilya Khrzhanovsky a «obligée» à «oublier» son métier pour se rapprocher d'un style de jeu «documentaire». On ne dévoilera pas le secret du siècle si l'on souligne qu'Eisenstein a déjà proposé cette approche: il estimait qu'il était impossible de créer une image de la masse-héros avec des interprètes connus pour leur style de jeu issu du «vieux théâtre». Eisenstein a créé le concept d'acteur «de genre» ou d'acteur «de nature-évocation». Parfois, le réalisateur prenait une personne dans la rue, non pas pour jouer, mais pour incarner tel ou tel personnage-type.

Mais une autre trouvaille de ce grand réalisateur russe —celle d'un montage novateur- est mise totalement de côté par le créateur de DAU. Peut-être si Ilya Khrzhanovsky travaillait un jour avec un maître plus expérimenté, il rattraperait «la qualité», dont le manque lui est reproché par le grand public, qui ne supporte pas les longueurs et fuit les projections au bout de deux heures, en faisant fi des «visas» délivrées pour six.

Pour les artistes, ces «tisserands de l'invisible» comme les deux arnaqueurs des «Habits neufs de l'empereur» qui créent une toile de narration, un filet de sujet, une dentelle d'atmosphère, le danger de tomber dans l'imposture les guette. Après plusieurs années durant lesquelles une atmosphère de mystère a été consciemment cultivée autour du projet, le «grand public» curieux, mais impitoyable, a accès aux résultats. Parmi les spectateurs qui continuent à affluer au Théâtre de la Ville, peut-être trouvera-t-on un garçon innocent pour s'écrier: «Mais il est entièrement nu, le roi!» Peu probable, l'événement est classé 18+. On continue, alors, de tomber dans le piège…

Dans les dictionnaires arabes, le mot Al-sifr apparaît avec le sens de «vide», ou par extension «zéro». L'utilisation de ce «zéro», qui grâce à Fibonacci a révolutionné les mathématiques européennes, est entrée dans la tradition cabalistique avec son sens de «code secret». Mais cette racine va de pair avec une autre, «s-f-r», son cousin et opposé: «le lieu écrit», le fameux aïeul de notre «chiffre».

Les codes secrets de DAU se révèlent proches de zéro, on cache le vide de sens profond d'une grande affaire par des artifices de présence d'interprètes. On y retrouve un concept introduit et appliqué par Eisenstein, celui de «montage des attractions». Par «attraction», le réalisateur comprenait «tout élément […] exposant le spectateur à un impact sensoriel ou psychologique, réglé de manière experte et calculé mathématiquement pour certains chocs émotionnels de celui qui perçoit». En d'autres termes, de manipuler le public.

Ces «attractions» rompent violemment avec la citation de Schiller, qu'on peut toujours lire sur le bar du Théâtre de la Ville, transformé en piteuse cantine «à la soviétique» (à des prix parisiens): «Et aujourd'hui, où la réalité même se fait poésie, où se déroule sous nos yeux la lutte des puissantes Natures pour l'enjeu décisif, où l'on se bat pour les grandes causes de l'humanité, pour la domination, pour la liberté- aujourd'hui l'art, sur sa scène d'ombres, a le droit lui aussi de tenter un vol plus haut, oui, il doit le faire s'il ne veut pas avoir honte devant la scène de la Vie.»

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