Fascinante et effrayante réalité reconstituée
Dans «DAU, le dahu de l'Art contemporain?», nous nous demandions hier vers quel objectif roulait DAU, cet objet artistique non identifié. Montrer la vie à l'époque stalinienne?
Récréer la «réalité» soviétique est non seulement impossible en dehors du champ «de la fiction» (qui a d'ailleurs rencontré un succès et dépeint un réalisme beaucoup plus grands dans les films d'Alexeï Guerman), mais crée un sentiment de gêne et d'embarras, comme dans l'«animation» de Mona Lisa. L'univers recréé au Théâtre de la Ville, par exemple, a encore moins à voir avec la vraie réalité de l'époque. L'atmosphère n'y est pas non plus, malgré les efforts des décorateurs déployés avec la vaisselle en alu et les petits «plats traditionnels» au buffet…
On regarde le passé qui fait irruption dans le présent et l'on ressent un malaise, un «à quoi bon?» Chatouiller les sens? Mettre les gens face à leurs démons? Effrayer?
Mais le film (ou les 13 films-épisodes montés à ce jour) nie la tradition du montage cinématographique et déverse sur le spectateur les 700 heures de rushes presque à l'état brut. Du coup, le spectateur, tel le Coq de La Fontaine, est condamné à passer au crible des heures de film pour trouver même pas une perle, mais ne serait-ce qu'un grain de mil.
Le théâtre peut-il vivre sans texte?
Ces centaines d'heures de rushes dont les critiques vantent le réalisme vécu (et non joué) par des protagonistes «au naturel» (et surtout dans un accoutrement des plus «nature», proche de l'époque du péché originel) représentent presque trait pour trait les «études» par lesquelles passent tous les étudiants des écoles d'art dramatique russes. Mais ce théâtre «sans texte», souvent «sans noyau de sens» ou «sans pensée» peut-il changer notre monde? La pensée de Platon transposé sur scène dans les «Dialogues» ou «La République» joués dans le théâtre d'Anatoly Vassiliev englobe le spectateur dans son action ludique et sa vie parmi les hommes. Le jeu «physiologique» des acteurs et les non-acteurs chez Ilya Khrzhanovsky a-t-il la même emprise sur nous?
L'argent ne fait pas le bonheur… mais le cinéma
D'après le service russe de la BBC, le budget global de DAU avoisine les 70 millions de dollars (61 millions d'euros). Les spectateurs parisiens déçus qui menacent d'exiger leur remboursement doivent être conscients que leurs 35 à 150 euros sont une goutte d'eau dans l'océan du financement pharaonique d'un projet qui n'est pas encore fini.
Le montage des attractions
Mais une autre trouvaille de ce grand réalisateur russe —celle d'un montage novateur- est mise totalement de côté par le créateur de DAU. Peut-être si Ilya Khrzhanovsky travaillait un jour avec un maître plus expérimenté, il rattraperait «la qualité», dont le manque lui est reproché par le grand public, qui ne supporte pas les longueurs et fuit les projections au bout de deux heures, en faisant fi des «visas» délivrées pour six.
Pour les artistes, ces «tisserands de l'invisible» comme les deux arnaqueurs des «Habits neufs de l'empereur» qui créent une toile de narration, un filet de sujet, une dentelle d'atmosphère, le danger de tomber dans l'imposture les guette. Après plusieurs années durant lesquelles une atmosphère de mystère a été consciemment cultivée autour du projet, le «grand public» curieux, mais impitoyable, a accès aux résultats. Parmi les spectateurs qui continuent à affluer au Théâtre de la Ville, peut-être trouvera-t-on un garçon innocent pour s'écrier: «Mais il est entièrement nu, le roi!» Peu probable, l'événement est classé 18+. On continue, alors, de tomber dans le piège…
Dans les dictionnaires arabes, le mot Al-sifr apparaît avec le sens de «vide», ou par extension «zéro». L'utilisation de ce «zéro», qui grâce à Fibonacci a révolutionné les mathématiques européennes, est entrée dans la tradition cabalistique avec son sens de «code secret». Mais cette racine va de pair avec une autre, «s-f-r», son cousin et opposé: «le lieu écrit», le fameux aïeul de notre «chiffre».
Les codes secrets de DAU se révèlent proches de zéro, on cache le vide de sens profond d'une grande affaire par des artifices de présence d'interprètes. On y retrouve un concept introduit et appliqué par Eisenstein, celui de «montage des attractions». Par «attraction», le réalisateur comprenait «tout élément […] exposant le spectateur à un impact sensoriel ou psychologique, réglé de manière experte et calculé mathématiquement pour certains chocs émotionnels de celui qui perçoit». En d'autres termes, de manipuler le public.
Ces «attractions» rompent violemment avec la citation de Schiller, qu'on peut toujours lire sur le bar du Théâtre de la Ville, transformé en piteuse cantine «à la soviétique» (à des prix parisiens): «Et aujourd'hui, où la réalité même se fait poésie, où se déroule sous nos yeux la lutte des puissantes Natures pour l'enjeu décisif, où l'on se bat pour les grandes causes de l'humanité, pour la domination, pour la liberté- aujourd'hui l'art, sur sa scène d'ombres, a le droit lui aussi de tenter un vol plus haut, oui, il doit le faire s'il ne veut pas avoir honte devant la scène de la Vie.»