DAU, le dahu de l'Art contemporain?

© Sputnik . Oxana BobrovitchDAU, le dahu de l’Art contemporain?
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Un vent d'URSS des années 1930-50 souffle sur le Théâtre de la Ville et à Beaubourg, qui accueillent du 24 janvier au 17 février l'installation du réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky, le projet DAU (inspiré de Lev Landau, prix Nobel de physique). «Faut-il le voir ou pas?» se demandent les Parisiens, intrigués. Sputnik s'y est collé.

«Surréaliste escroquerie», «pratiques commerciales trompeuses», «je me suis fait arnaquer», «le bide», «l'expérience déçoit autant qu'elle promettait»: sur les réseaux sociaux, les spectateurs crient haut et fort leur déception, leur frustration, leur colère après avoir assisté au projet DAU, visible du 24 janvier au 17 février au Théâtre de la Ville et à Beaubourg.

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Le Théâtre du Châtelet, à Paris, est toujours fermé au moment de notre visite. Les présentations du projet DAU, du réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky, ont démarré avec du retard et même si la production fait semblant de rien et tente de piquer la curiosité du public, le lancement du «projet cinématographique» a fait le bruit d'un pétard mouillé. «Y allez-vous?» interrogent prudemment cinéphiles, amateurs d'art contemporain et fans de «l'univers soviétique», d'autant plus que le fait d'abandonner son portable et de s'immerger dans l'atmosphère oppressante de l'ère stalinienne inquiète…

La liberté «portable» qu'on traîne avec soi

Mais la visite commence bien avant de se retrouver devant les consignes à téléphones portables, à l'entrée du Théâtre de la Ville. L'envoi du mail d'excuses pour le report de la «première» avec les adresses de tous les candidats-spectateurs bien visibles met la puce à l'oreille en ce qui concerne le respect des règles de sécurité électronique. Donc pas question de risquer ses données personnelles… le portable reste à la maison!

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Et (si on veut), c'est là qu'on commence l'expérience de la vie «à la soviétique». En privé, de nombreuses personnes parlent de l'«impossibilité» de se passer de ce boîtier «qui nous tient», beaucoup plus que tout régime totalitaire. On pouvait fuir l'emprise d'un quotidien politisé en URSS et se réfugier dans le cercle de ses proches, mais on ne veut même pas fuir l'emprise du téléphone portable! Endoctrinés, les Soviétiques? Peut-être… mais nous sommes tous zombifiés!

La frustration des spectateurs déçus, d'où vient-elle? De cet abîme entre le «spectacle» promis et la pauvreté du déroulement d'images lors de l'événement? De l'habile matraquage publicitaire? Cet acharnement sur le spectateur via tous les moyens disponibles —Facebook, Twitter, affichage dans le métro- n'aurait pas fait son effet sans un management habile du mystère autour de l'essence même de l'événement. Et le coup de relations publiques a été adroitement porté: on a créé une envie, un manque, un sentiment élitiste… On proposait une entrée par une petite porte dans un univers soviétique disparu qui, aujourd'hui encore, fait fantasmer.

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Le mystère savamment entretenu autour du projet, avec des précautions dignes de «L'Espion qui venait du froid» (… et la Bérézina dans l'envoi de mails en destinataires visibles évoquée plus haut), fait grimper les cours de DAU sur le marché des événements à la mode, comme une énorme bulle spéculative. Le pilonnage publicitaire a produit son effet: petit à petit, la mayonnaise a pris, l'événement est devenu désirable, élitiste, mandarinal presque. La méthode de Mediapart qui feuilletonne ses informations sur l'affaire Benalla, en gros…

Cinéma? Théâtre? Art contemporain?

Après, nous aussi, avoir suscité l'attente et créé le suspens, rentrons dans le vif du sujet: que va-t-on voir à cet «événement»? Du «théâtre immersif», disent les producteurs de Phenomen Films. Un «événement underground», s'enthousiasme Le Figaro. Une «exposition», contredit le Huffington Post. Une chose est sûre, on n'a pas encore vu un «film» de cette envergure (et de cette longueur), avec un mélange (savant? Intuitif? Calculé?) de réalité et de fiction, avec ces pans d'intrigue (puisqu'il s'agit d'improvisations autour d'un thème déterminé par le réalisateur) joués par des non-comédiens. En fin de compte, ils ne seront que quelques-uns à avoir visionné une grande part des 700 heures de rushes, jetés en vrac et en pâture aux spectateurs, sur de petits écrans où on peut choisir intuitivement telle ou telle séquence. Ils ne seront que quelques-uns à être suffisamment résistants aux scènes violentes par leur aspect pornographique, par leur banalité, par leur longueur ou encore par leur opacité sémantique. Ils ne seront que quelques-uns à percer le vrai sens de ce «patchwork film». On y retournerait encore chercher ce «vrai sens»…

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Chaque épisode, en séquences coupées, filmées par la caméra de Jürgen Jürges libre dans ses déplacements, comme une mouche qui vole parmi les personnages, ne peut être placé dans un puzzle cinématographique que par un spectateur qui consacrerait une partie de sa vie à ce visionnage, non seulement en heures, mais également en engagement moral. Qu'est-ce que reste aux autres? L'art visuel. L'art sans paroles? (on attend le retour de nos collègues non-russophones pour l'appréciation de la traduction et le fonctionnement des sous-titres).

Oui, du cinéma!

Les fameux DAUphones promis dans la publicité de l'événement ne sont pas disponibles pour les parcours, donc la débrouille des années soviétiques est de retour. Les «techniciens» (ou «assistants»?) tous de gris vêtus sont sensés jouer les vigiles dans ces cercles de l'enfer communiste: ils vous expliquent —approximativement ou pas, ça dépend de leurs qualités personnelles- le contenu d'«expériences immersives» à suivre, ils annoncent les projections dans les salles ou d'autres rencontres.

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La grande salle du Théâtre de la Ville est un bunker réfrigéré. Les gradins ne sont recouverts que par une mousse épaisse en guise de sièges. La salle aurait pu passer pour un théâtre grec si l'atmosphère glacée du béton nu et des rangées de vêtements sombres le long des murs ne rappelait pas schématiquement une tout autre époque. Le théâtre de la vie est mort, vive le théâtre de la vie morte. Un homme, immobile, nous surveille d'un haut des marches. Oups! C'est une figure de cire… Une trentaine de spectateurs, principalement des femmes d'âge mûr, se pelotonnent dans leurs manteaux, on grelotte. L'attente dure, il ne faut pas être pressé, le temps s'étire, impossible de savoir combien de temps on a passé dans cet univers morose —10 minutes, une heure? Les portables sommeillent dans les casiers et plus personne ne porte de montre…

Un homme vient et annonce que l'on attend que la salle se remplisse pour commencer. Là, un rire franc éclate… Une salle pleine, un lundi midi? Tout bonnement impensable. Était-ce une astuce de la mise en scène? Difficile à savoir, mais l'atmosphère se réchauffe, les spectateurs, étonnés et gênés, échangent.

Encore une dizaine de minutes plus tard, la lumière s'éteint. On se retrouve dans le noir, percé par des obscénités criées par des voix féminines et masculines, d'un timbre métallique et violent. De nouveau, une douche froide… Sur leurs tablettes fournies à l'entrée de la salle, les spectatrices essayent de trouver la traduction et le sens de cette séquence sonore. On les rassure —«il n'y a que des noms d'oiseaux».

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La composition N°12 défile (toujours avec un son violent, comme s'il était mal réglé), avec sa dose de lenteurs et de violence, de bagarre de femmes, de beuverie, de pornographie, entrecoupée de rêveries, d'illusions, du quotidien, de déceptions. «DAU est l'alliance du fictif avec l'authentique le plus incroyable dans l'histoire du cinéma», lance Anton Dolin, rédacteur en chef de la revue russe «L'Art du cinéma», qui a vu environs 22 heures de rushes, «une once de tout le matériau».

Soit, mais quel est le but? Quelle est l'idée suprême? Elle reste opaque pour le spectateur non averti. Est-ce seulement un laboratoire cinématographique où on met des artistes et de «simples gens» dans le même espace de vie en leur imposant les «circonstances proposées», d'après la théorie de Stanislavski? Rupture de taille avec ce système: l'objectif est invisible. Une fois poussée par la queue de billard, la bille de l'action roule à travers un brouillard crayeux… vers quel objectif?

Pour le savoir (ou pas), rendez-vous demain pour la suite de notre reportage, «How do you DAU, vieux monde soviétique?»

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