Ambitions présidentielles en Tunisie, c’est la fin des combats à fleurets mouchetés

En Tunisie, la crise politique a un nom: l’échéance de 2019 et la guerre de succession. Luttes fratricides, alliances contre-nature et calculs politiques, toujours au nom de «l’intérêt national»… tel que perçu par ceux qui cachent à peine leurs ambitions nationales.
Sputnik

Au lendemain de la débâcle des municipales, le directeur exécutif du parti présidentiel tunisien, Nidaa Tounes, est bien disposé à regarder vers l'avenir. Le message est passé, a-t-il assuré. Des réformes viendront, a-t-il promis. Au niveau de la Présidence du gouvernement, en revanche, cela a été la débâcle de trop.

«Mon parti politique ne ressemble plus à celui que j'ai rejoint en 2013, et auxquels beaucoup de Tunisiens ont cru. Ceux qui le dirigent aujourd'hui, à leur tête Hafedh Caïd Essebsi et son entourage, ont détruit le parti, ont poussé beaucoup de compétences et de militants sincères à la porte de sortie et l'ont conduit d'une défaite à l'autre», a assené Youssef Chahed, président du gouvernement tunisien dans une allocution télévisée, le 29 mai.

Dans ce discours grave, prononcé depuis ses locaux de la Kasbah, le Chef du gouvernement défendra son bilan en même temps qu'il énumérera, à qui voudra bien les compter, les revers imputés à Hafedh Caïd-Essebsi, le propre fils du Président: implosion du parti, lui ayant fait perdre son rang de premier groupe parlementaire, défaite électorale dans la circonscription électorale d'Allemagne et, plus récemment, un score pour le moins modeste aux dernières municipales.

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Jusqu'à ce discours, l'animosité entre le Chef du gouvernement et le chef de son propre parti était un secret de Polichinelle. Désormais, ils croiseront le fer publiquement, sous le regard de l'opinion publique, à un an et quelques des élections générales. Une situation concurrentielle plutôt inédite, qui n'est pas sans rappeler le climat délétère ayant régné, en France au début de l'année 1995, entre le chef du RPR, Jacques Chirac et le Premier ministre Édouard Balladur, toutes choses étant égales par ailleurs, bien entendu. Est-il permis, autrement, de poursuivre le parallèle en imputant aux deux protagonistes des ambitions présidentielles qu'ils n'ont pas (encore) avouées?

2019, enveloppé dans un voile pudique

Dans une récente interview accordée à Middle East Eye, le directeur exécutif de Nidaa Tounes déclarait que son parti soutiendrait l'actuel Président, Béji Caïd-Essebsi, s'il entendait rempiler. À défaut, ce serait un autre candidat désigné par le parti. De son côté, Youssef Chahed, a expédié, d'un revers de la main toute spéculation sur «ses projets personnels». Pourtant, et sans préjudice de la primauté accordée, par l'un ou l'autre, à «l'intérêt national», 2019 est bien là. Enveloppé dans un voile pudique.

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Si en ouvrant les hostilités, les «Nidaïstes» n'invoqueront que le bilan «négatif» du gouvernement Chahed, le «dauphinat» potentiel de celui-ci n'est sûrement pas un motif de réconciliation. Le veto opposé, in fine, par Ennahda, sauvera la mise pour le Gouvernement, avec lequel les Nidaïstes voulaient en découdre. À un an et demi des élections générales, cela aurait été un remaniement «inopportun», voire une «ineptie», pour beaucoup de Tunisiens.

«On est pour les concessions. Mais sûrement pas quand il s'agit de porter atteinte à la sécurité nationale», dira pour sa part Rached Ghannouchi, le leader d'Ennahda. Pas de ça Lisette, pas avec «l'intérêt national».

De son côté, et même s'il n'en pensait sûrement pas moins, le Président de la République se cantonnait dans un rôle d'arbitre, sans prendre ouvertement position. À ceux qui voulaient mordicus la tête du Gouvernement, il indiquera simplement le chemin de la coupole parlementaire du Bardo.

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Curieuse situation! Celle d'un chef du Gouvernement, issu d'un parti séculaire, soutenu par les islamistes, associés au pouvoir dans une alliance décriée comme «contre-nature», en même temps qu'il se trouve désavoué par les structures jamais élues (rappelle-t-on souvent dans l'entourage de Chahed) de son propre parti…

À l'origine de ce paradoxe, le recours à la technique originale du consensus pour endiguer une instabilité consubstantielle à un régime parlementaire doublé d'un mode de scrutin favorisant l'éparpillement des voix. Le tout couplé à une volonté, de la part d'Ennahda, de demeurer un peu en retrait, vu le contexte géopolitique. Mais non sans calcul politique…

«En refusant de changer le gouvernement, Ennahda se dégage de Hafedh Caïd-Essebsi, joue la carte de la stabilité, surfe sur la vague de popularité de Youssef Chahed et tacle l'UGTT sans leur faire vraiment face…», résume une source proche du gouvernement.

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L'UGTT, la toute puissante centrale syndicale qui se targue de n'avoir jamais perdu une bataille contre un gouvernement, entendait aussi sonner le glas pour le jeune Chef du Gouvernement, en poste depuis août 2016. Ses revendications sociales contrariées l'ont poussée dans une alliance objective avec Nidaa Tounes pour exiger sa tête à l'occasion de la discussion d'une nouvelle session de la feuille de route, d'origine présidentielle, rassemblant neuf acteurs, parmi les partis politiques et les organisations nationales. Résultat du match:

4-5, en faveur de ceux qui étaient pour le non-dégommage du gouvernement. La Présidence de la République actera. L'Accord de Carthage II est suspendu, faute de consensus, annonce-t-elle. En attendant, le gouvernement continue dans sa mission, Youssef Chahed à sa tête. La voix de la raison a triomphé, soupire-t-on à Tunis.

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Accoster le bateau Tunisie à bon port en 2019… tout en maintenant une option sur Youssef Chahed à défaut de sa propre candidature, serait un scénario pratique pour Béji-Caïd Essebsi, qui mène le jeu.

C'est que, sans préjudice d'un sens de l'initiative dont serait doté le Chef du gouvernement, s'en prendre au chef du parti présidentiel, qui plus est le fils du Président, n'aurait pu se faire sans l'aval express, voire l'onction, du Président Béji Caïd-Essebsi, estiment des sources proches de la Kasbah. Notamment lorsque l'attaque (ou la contre-attaque, selon la perspective) est le fait d'un fidèle lieutenant qui doit son ascension, fulgurante, à la seule volonté du Président.

«On avait bien spéculé, des mois durant, sur le prétendu retour d'un système dynastique, sur le fait que le Président voulait promouvoir son fils. En désavouant Hafedh Caïd Essebsi, le Président a pris tout le monde de court en se mettant du côté de l'intérêt national», rajoutera la source proche du gouvernement.

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Briguera? Briguera pas? Du haut de ses 92 ans, le vieux renard rusé de la politique tunisienne continue de brouiller les cartes, les distribuant, les retirant, avec dextérité. Restera à amadouer l'UGTT, pour acheter la paix sociale jusqu'aux élections et à convaincre, éventuellement, Ennahda de lisser davantage sa position, après que le mouvement islamiste a exigé contre le soutien de Chahed l'engagement de celui-ci à ne pas se présenter en 2019.
Une condition qui relève moins d'une position de principe, Ennahda s'étant d'ores et déjà prononcé en faveur d'une candidature consensuelle en 2019, que d'une volonté de la part des islamistes de disposer d'une marge de manœuvre dans la négociation qui présidera à la désignation du candidat commun.

Après avoir «réglé son compte» à Hafedh Caïd Essebsi, Chahed affirmera qu'«il est temps de lancer un processus de réformes au sein du parti Nidaa Tounes». Un appel aux bonnes volontés de sauver le parti? Plutôt le signal qui ne trompe pas sur la volonté du Chef du gouvernement de faire le ménage à Nidaa Tounes. Histoire de donner plus de cohésion à la majorité présidentielle et parlementaire, de redorer le blason du parti présidentiel. «Accessoirement», de constituer une rampe de lancement pour 2019. Autant dire que les couteaux tirés ne seront pas de sitôt rengainés.

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