Municipales tunisiennes: quand les cartes sont brouillées, les résultats aussi

© REUTERS / Zoubeir SouissiMohamed Tlili Mansri (C), president of the Independent High Authority for Elections (ISIE), attends a news conference to announce the results of the municipal election in Tunis, Tunisia, May 9, 2018.
Mohamed Tlili Mansri (C), president of the Independent High Authority for Elections (ISIE), attends a news conference to announce the results of the municipal election in Tunis, Tunisia, May 9, 2018. - Sputnik Afrique
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Participation médiocre et raz-de-marée des indépendants, tels sont les deux résultats visibles du scrutin municipal du 6 mai dernier en Tunisie. Au-delà du ras-le-bol politico-social, Sputnik a identifié quatre facteurs de «brouillage», que l’abstention et le recours aux indépendants sont venus sanctionner.

Sans préjudice de changements mineurs liés à d'éventuelles sanctions d'infractions électorales, les résultats préliminaires du 9 mai, annoncés par l'Instance supérieure indépendante des élections (ISIE), traduiront bien les tendances définitives des élections municipales en Tunisie. Celles dessinées, lors d'un dimanche brumeux, par une «poignée d'irréductibles» ayant pris le chemin des urnes, réussissant à hisser le taux de participation à la barre, plus modique que symbolique, des 35%. Du jamais vu pour ce scrutin très attendu, plusieurs fois reporté depuis deux ans. En sus d'être le parachèvement de l'édifice démocratique de la Tunisie postrévolutionnaire, c'est le dernier rendez-vous électoral avant les élections générales de 2019.

Deux phénomènes marquants dans les résultats ont été amplement décryptés par les commentateurs tunisiens. À côté du fort taux d'abstention, c'est un véritable raz-de-marée des formations indépendantes, avec près d'un tiers des voix, qui devancent ainsi, et de loin, les meilleurs ennemis du pays, les islamistes d'Ennahda et le parti présidentiel Nidaa Tounes, récipiendaires, respectivement, de 29,68% et 22,17%.

À un scrutin de proximité favorable, par définition, aux formations indépendantes, est venu se greffer le désaveu de la population envers sa classe politique. Au-delà de ces explications évidentes, Sputnik a identifié quatre facteurs de brouillage qui permettent d'expliquer cette débâcle.

«Message reçu», reconnaît le directeur exécutif de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi, à l'endroit de ceux qui, par leur boycott du scrutin du 6 mai, ont entendu «exprimer une position ou envoyer un message». «À Nidaa Tounes, nous vous promettons d'engager des réformes et d'essayer de gagner de nouveau votre confiance».

1 ° Islamistes… ou pas islamistes?

Depuis la dissidence qui fractura, début 2016, le parti présidentiel Nidaa Tounes, Ennahda fait office de première formation politique en Tunisie. Son groupe parlementaire est le premier en nombre de députés, encore que le parti ne dispose que d'une demi-douzaine de membres dans le gouvernement de Youssef Chahed. Au même titre qu'un rôle de premier parti qu'il ne se résout pas à assumer, c'est aussi l'étiquette islamiste qu'il entend, de plus en plus, nuancer. Notamment depuis le tournant idéologique de l'été 2016 qui sépara le politique du religieux, dont Ennahda s'est délesté au profit d'autres structures de la société civile. Depuis, rappelle à Sputnik Adnane Limam, ancien professeur de Droit public et spécialiste du mouvement Ennahda,

«ils ne cesseront de mettre de l'eau dans leur… thé. On peut même s'attendre à ce que le thé cède au vin, un de ces jours.»

Pour Limam, les dernières sorties d'Ennahda ont conforté l'idée, chez nombre de ses partisans traditionnels, que ce parti n'est plus à la poursuite d'un modèle de société conservateur, basé sur l'islamisme, tel que défini et pratiqué sous d'autres cieux. Une disposition à adhérer une conception «moderne» des droits des femmes, y compris en matière d'égalité d'héritage, ou encore la présentation de candidats rompant avec le stéréotype du candidat «islamiste». Exemple, l'israélite Simon Slama, candidat aux municipales dans la ville de Monastir, ou en moins flagrant, quelques têtes de liste féminines… non voilées

​«C'est la politique des majorettes, une opération de marketing politique destiné à rassurer, aussi bien à l'étranger qu'à l'intérieur, alors qu'il ne fait plus bon de se revendiquer des Frères musulmans de nos jours. Revers de la médaille, toutefois, de cette stratégie, le socle électoral potentiel d'Ennahda s'est bien effrité, comme en témoignent ces municipales», décrypte Limam.

Selon les chiffres de l'ISIE, ce sont 29,68% des bulletins qui se sont reportés sur Ennahda, soit à peine 535.000 voix. Pourtant, aux législatives de 2014, alors qu'il était au creux de la vague et devait assumer la responsabilité d'une cogestion des affaires de la transition (2011-2014), le même parti frôla le million de voix.

«Ce million de voix correspondait, alors, au potentiel net d'Ennahda. La conjoncture politique défavorable de 2014, de même que la nature du vote islamiste, c'est-à-dire un électorat qui accomplit un devoir civico-religieux, faisaient que c'était un million de votes idéologiques. On remarque, avec les municipales, que le carré des fidèles s'est rétréci comme une peau de chagrin, du fait notamment de cette stratégie "à gauche", mal comprise. En gagnant quelques milliers de voix sur la gauche, Ennahda a perdu des centaines de milliers de voix. C'est un des enseignements des municipales, et une des causes expliquant l'abstention», poursuit l'ancien universitaire tunisien.

Le flou sur les positions «idéologiques» s'est renforcé, au niveau de la praxis politique, par une alliance contre nature, noué avec le parti présidentiel. Les deux meilleurs ennemis s'entendent comme larrons en foire, d'après une grande partie de l'opinion publique, qui se voit comme le dindon de cette farce politicienne.

Quand, en 1960, on demanda à Castro s'il préférait plutôt avoir Kennedy ou Nixon comme président des États-Unis, il a déclaré «je ne peux pas émettre de préférence une chaussure droite et une chaussure gauche portée par la même personne.»

#Ennahda-Nidaa

2 ° Alliés ou pas alliés?

Nidaa Tounes, le parti présidentiel et Ennahda, le parti «islamiste», sont-ils finalement alliés ou concurrents? Quatre mois avant le scrutin présidentiel, les dirigeants du parti présidentiel ont déclaré vouloir «sortir du consensus [avec Ennahdha, ndlr], pour se remettre dans une situation plus concurrentielle».

Impopulaire, «le consensus», avait été vécu comme une trahison par ceux qui avaient accordé leurs voix, en 2014, à Nidaa Tounes, arguant d'un «vote utile» pour faire barrage aux islamistes. Dès lors, la déclaration de rupture du pacte avait été perçue comme une manipulation grossière, destinée à récupérer une partie de cet électorat déçu par autant de collusions avec les islamistes. D'autant plus que les deux mouvements continuaient à participer au même gouvernement, et restaient engagés par le processus politique du Pacte de Carthage qui les réunissait.

«Le consensus est une option qui est dictée par le mode de scrutin, le plus éparpillant qui soit, à savoir la proportionnelle au plus fort reste. Cela implique l'éclatement de la représentation populaire et l'impossibilité de gouverner en dehors des alliances. Mais l'opinion, qui n'était forcément au fait de ces contraintes techniques, s'estime trompée par les déclarations des deux partis, qui affichent un antagonisme préélectoral, mais finissent par gouverner ensemble par la suite», analyse ce juriste spécialiste de droit constitutionnel.

Résultat: un abstentionnisme massif lors des élections municipales, analysé ici en Tunisie comme un «acte positif».

«Dans ce pays où les gens sont dans une situation de détresse, notamment par rapport aux enjeux de proximité, ne pas aller voter ne peut s'analyser que comme un acte positif. Un acte de défiance envers le régime et la classe politique. C'est plutôt un boycott qu'un abstentionnisme, acte de désintérêt et de paresse qu'on retrouve dans d'autres pays, où les choses fonctionnent globalement et continueront de fonctionner, quel que soit le résultat», compare l'ancien universitaire tunisien.

«Le 6 mai, je ne vais pas aller voter, parce que j'en ai marre de leur hypocrisie, de leur corruption, et je considère que leur fausse démocratie est une mise en scène de mauvais goût»

Conséquence, les voix qui se sont aussi rabattues, en masse, sur les listes indépendantes. Encore qu'elles aient été, elles aussi, brouillées par les radars des politiciens.

3 ° Indépendants ou pas indépendants?

Les listes indépendantes, qui ont raflé la mise, avaient été pourtant au centre d'une polémique à la veille des municipales. Suite à la décision d'Ennahda d'élargir la participation à ses listes électorales aux non-encartés, la suspicion a plané sur les formations indépendantes. Nombreuses sont celles qui ont été accusées de jouer le jeu de l'un ou l'autre des grands partis, particulièrement Ennahda. Dans un message intitulé «Attention aux listes indépendantes!», le député Nidaa Tounes, Mongi Harbaoui, fustigeait ces formations en les accusant carrément de pactiser avec Ennahda, avec pour objectif «d'éparpiller les voix et de casser l'unité des partis démocratiques et modérés», que doit sans doute représenter à ses yeux son propre parti.

Des mises en garde fréquentes qui semblent se nourrir de quelques faits. Comme ici, à en croire cette vidéo, dans laquelle une dame avoue se présenter en tant qu'indépendante alors qu'elle a toujours été une militante islamiste.


«Bonjour, je suis une militante d'Ennahda, depuis toute petite, à l'époque où c'était encore le Mouvement de la Tendance Islamique (MTI). Bon, je me présente comme indépendante, parce que j'ai fait un petit tour dans le quartier, et j'ai remarqué qu'il y avait des ennemis d'Ennahda, donc, je me présente plutôt comme une indépendante.»

Pour Adnane Limam, «l'agitation de l'épouvantail de l'infiltration était surtout une technique pour discréditer les indépendants». La carte blanche donnée aux indépendants, «cette coalition objective» qui a devancé les deux partis au pouvoir, n'aurait été que la sanction de ce phénomène de brouillage, politiquement orienté.

C'est en tout cas une revanche pour les indépendants, longtemps stigmatisés après leur échec aux élections de 2011. La «dispersion des voix» avait alors favorisé le raz-de-marée islamiste, et «le vote utile» est aussitôt brandi, trois ans plus tard. Aujourd'hui, le vote utile a changé de camp, pour certains.

​4 ° Investis de pouvoir ou sans pouvoir réel?

Les nouveaux conseils municipaux, ainsi élus, sont appelés à prendre le relais des «délégations spéciales», mises en place au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011 pour remplacer les conseils municipaux nommés, jusque-là, par le pouvoir central. Pour définir le champ de compétences de ces nouvelles institutions élues, un code des collectivités locales a vu le jour… une semaine avant le scrutin.

«Personne n'a eu le temps de comprendre les contours du pouvoir local ou les idées fortes du code, puisque tout s'est fait à quelques jours du scrutin», regrette Limam,

qui estime qu'un code adopté dans l'extrême urgence n'est pas un bon signal envoyé à la population.

«Je ne vais pas aller voter pour une raison bien simple: j'ai vu des gens se présenter à ces élections, établir des programmes, fait des promesses, avant que le vote sur le code des collectivités locales n'intervienne!»

Le 6 mai, et sans attendre les résultats officiels, la mission d'observation de l'Union européenne a jugé le scrutin crédible, en regrettant toutefois la faible participation. Elle aura ainsi opposé à l'échec politique de beaucoup un franc succès institutionnel pour la Tunisie.

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