Depuis la dénonciation officielle de l'accord sur le nucléaire iranien par Donald Trump, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, ainsi que l'Union européenne affichent une opposition solidaire à leur allié américain. Si le premier discours des Européens s'articulait autour des «regrets» et des «préoccupations» plutôt que des condamnations, le rendant de fait assez faible, la communication est devenue depuis plus offensive.
Répondant à la proposition de John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, la France et ses alliés européens semblent tout de même vouloir toujours discuter avec Washington et le Trésor américain afin d'éviter, «au cas par cas», les sanctions qui s'imposeraient aux entreprises européennes qui commercent avec l'Iran.
Alors qu'Angela Merkel avait déclaré le 10 mai que «le temps où l'on pouvait tout simplement compter sur les États-Unis pour nous protéger est révolu. […] L'Europe doit prendre son destin en main elle-même, c'est notre défi pour l'avenir», Bruno le Maire a exprimé son large mécontentement sur Europe1:
«Voulons-nous être des vassaux des États-Unis qui obéissent, le doigt sur la couture du pantalon?», et en a appelé au consensus européens pour s'affranchir des volontés européennes: «Il est temps que l'Europe se dote des mêmes instruments que les États-Unis pour défendre ses intérêts économiques.»
Mais le veulent-ils vraiment? Et le peuvent-ils réellement?
«L'Iran est le seul pays par lequel il est possible d'avoir une politique étrangère européenne. Tous les intérêts européens sur ce pays sont convergents. […] Sur tous les autres pays, les intérêts ne sont pas forcément convergents alors que sur l'Iran il y a vraiment une espèce d'unité entre l'Italie, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, etc.»
«Il est vraiment possible de faire une politique étrangère européenne sur l'Iran, indépendante des États-Unis. Et, depuis que Trump a pris sa décision, et c'est la première fois que je vois cela dans les médias depuis 40 ans, l'Europe est en train de se dire que les États-Unis vont dans la mauvaise direction et qu'il n'est pas question de les suivre sur ce terrain-là.»
Si, avant même la prise de fonction de Donald Trump et encore plus depuis le début de son mandat, les Européens n'ont cessé de critiquer la direction prise par Washington sur l'économie et le commerce, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni ne s'étaient pas opposés concrètement aux orientations américaines. Mais pour Bruno Bernard, spécialiste de l'économie et du commerce international, Trump touche un point sensible pour les Européens:
«L'Europe a prouvé ses capacités d'adaptation, de rebondissement, d'union sacrée dans les moments qui mettent en danger son économie, parce que l'économie, il faut rappeler que c'est la seule chose qui tient l'Europe unie.»
L'Europe pourrait donc s'unir. Si dans les faits seules comptent, pour le moment, les décisions de la France, de l'Allemagne et du Royaume-Uni, et non des 28, comment risquent-ils de procéder?
Tout d'abord, pour Bruno Bernard, en utilisant le temps:
«Nous sommes dans un temps qui est très accéléré par les technologies, mais qui est super ralenti par les procédures administratives et les procédures judiciaires. […] On est dans des systèmes de montage financier qui sont très très compliqués, qui prennent des mois pour mettre en place ou défaire et pour rappel, Monsieur Trump n'est encore là que deux ans.»
Bruno Bernard, qui considère que «Donald Trump a la montre, mais nous [Européens, ndlr] avons le temps», ajoute:
«Je pense que les Européens visent de jouer des calendriers de pourrissement de la situation, avec des négociations, des partenariats, fractionner les dossiers, remettre le dossier nucléaire et le lier au dossier balistique, le rechanger, le modifier, et pendant ce temps-là, le temps passe.»
Si Bruno Bernard considère donc que les Européens se serviront du temps, Sébastien Régnault envisage plutôt qu'ils utiliseront les «sanctions de réciprocité», évoquée par Bruno le Maire ce 11 mai dans une matinale:
«À mon avis, ce vers quoi on s'oriente, si les Américains se mêlent du commerce des Français avec l'Iran, l'Europe va faire la même chose et va émettre des sanctions contre les entreprises américaines en Europe.»
Considérant comme «seul moyen», la nécessité pour les Européens d'établir ce «rapport de forces», le spécialiste de l'Iran, qui y a séjourné plus de dix ans, considère que les pays européens pourraient opter pour un bras de fer avec Donald Trump, parce qu'au-delà d'un marché de 80 millions de personnes, «l'Iran devient un partenaire fréquentable». De plus:
«Cela sera très bien pour l'Iran et très bien pour l'Europe, parce qu'il ne faut pas oublier aussi notre sécurité nationale. Cet accord nucléaire n'est pas seulement important pour la sécurité nationale américaine mais aussi pour la France et les Européens et là, il y va de notre intérêt supérieur.»
Concrètement, depuis 2015, Paris a triplé ses exportations vers Téhéran (près de 1,5 milliard en 2017) et a multiplié par 35 ses importations. L'exemple de Total pourrait illustrer la bonne santé économique de la France en Iran. En effet, l'entreprise pétrolière et gazière, en association avec le chinois CNPC, a signé un accord avec les autorités iraniennes pour un investissement d'environ 5 milliards de dollars. Bruno Bernard développe:
«Total a signé il y a quelques mois un contrat sur le plus grand champ gazier au monde, de mémoire c'est 400.000 barils/jour, donc Total ne peut pas demain se désengager d'un tel contrat. […] Donc si demain, Total doit supprimer son contrat avec les pénalités qui vont avec vis-à-vis des Iraniens, les pertes pour Total seront colossales.»
Si certaines sources proches du dossier affirment que l'investissement de Total à South Pars ne serait que de 100 millions en mai 2018, le non-investissement dans un projet à 5 milliards et le manque à gagner qui découleraient d'un accord portant sur vingt ans auraient un impact de premier ordre pour l'entreprise française qui fait partie des «supermajors». Sébastien Régnault precise les enjeux pour le groupe pétrolier:
«Le premier problème pour Total est les répercussions d'un possible accord avec l'Iran sur le marché américain. Le second problème est que Total travaille avec beaucoup de fournisseurs dans un secteur économique industriel de haute technologie et de technologie de pointe. Donc est-ce que Total, dans la mise en œuvre des projets en Iran, est capable de se passer des fournisseurs américains? C'est là, où il y a aussi un hiatus.»
L'économiste et specialist de l'Iran met en lumière les difficultés pour les entreprises européennes face aux possibles sanctions américaines. En effet, la législation américaine contraint les entreprises à arrêter leurs activités aux États-Unis si elles décident de rester dans un pays sous embargo, mais interdit aussi à ces sociétés de vendre leurs produits si ces derniers sont fabriqués avec des pièces américaines. Et c'est le cas, notamment pour l'avionneur européen Airbus, qui doit livrer cent appareils à Téhéran.
Sébastien Régnault, qui s'interroge sur la capacité des entreprises françaises à changer de fournisseurs, en passant des américains à leurs concurrents européens, dénonce pour conclure, le double jeu de la Maison-Blanche:
«Il y a une tendance des politiques américains à vouloir empêcher les Européens de travailler avec l'Iran. Il y a un deux poids, deux mesures. Les Américains sont très pragmatiques, ils sont tout à fait capables d'empêcher les entreprises européennes et françaises de faire des affaires en Iran. Et c'est ce qu'ils avaient fait avec Peugeot. Ils avaient essayé de mettre dehors Peugeot et de le remplacer par General Motors pour inonder le marché iranien.»
Si bien d'autres aspects sont à prendre en compte dans cette possible confrontation juridique et commerciale entre les États-Unis et l'Europe, si la puissance du dollar, la frilosité des banques européennes et la faiblesse du système bancaire iranien sont aussi à souligner, ajoutons, pour conclure, que les réunions entre l'Iran et les pays favorables à l'accord de 2015 devront s'intensifier ces prochaines jours et ainsi apporter quelques réponses sur la mise en place d'un nouveau discours européen face à son allié turbulent.