La manifestation des cheminots du 3 avril dernier, avec ses violences et ses heurts, vient-elle sonner la fin de la stratégie de non-intervention des forces de l'ordre? En effet, depuis l'accession au pouvoir d'Emmanuel Macron, de nombreuses manifestations sauvages (sans déclaration à la préfecture de police), très peu, voire pas du tout couvertes par la presse mainstream, avaient vu les forces de l'ordre rester passives devant les débordements des manifestants et éviter au maximum les affrontements. L'objectif? Donner l'illusion du calme, ne pas donner d'écho à ces mouvements sociaux. Circulez, il n'y a rien à voir. Revers de la médaille, cette nouvelle doctrine semble avoir permis aux nouveaux membres des Black Blocs de faire leurs armes en totale liberté, sans crainte de représailles.
Si la préfecture de Police n'a pas donné suite à nos demandes concernant cette stratégie de non-intervention, selon nos correspondants Sputnik sur le terrain, l'exécutif ne souhaite pas réitérer les débordements qu'ont connus de précédents gouvernements. En effet, les forces de l'ordre ont pu par le passé intervenir de manière très musclée. On se rappelle notamment les mouvements sociaux contre la loi travail version El-Khomri, où la promiscuité entre les forces de l'ordre d'une part et les activistes et manifestants paisibles d'autre part provoquait inévitablement des affrontements.
«Le gouvernement ne veut pas d'images de policiers qui se battent avec des manifestants pendant des heures. C'est une stratégie de communication» déclare Pierre*, journaliste.
Désormais, avec Gérard Collomb, ministre de l'Intérieur, le gouvernement joue l'apaisement. Le préfet de police de Paris, Michel Delpuech détaillait dans les colonnes du Parisien la nouvelle doctrine: «nous tirons les leçons de chaque manifestation, il s'agit de placer policiers et gendarmes à distance, pour éviter que les forces de l'ordre soient prises à partie. Je ne veux pas de cibles humaines devant des cibles institutionnelles. Mais, en cas d'incident, CRS et gendarmes mobiles interviennent immédiatement- en tenue- pour éviter toute ambiguïté.»
Une stratégie inédite pour Pierre*, qui couvre les mouvements sociaux depuis de nombreuses années.
«C'est la première fois que je vois des policiers recevoir des ordres de ne plus s'approcher des manifestants»,
explique notre témoin, qui détaille: «Le gouvernement préfère un peu de casse, qui sera dédommagée par les assurances, que de risquer un nouveau cas Rémi Fraisse [militant écologiste tué par une grenade offensive lancée par un gendarme lors d'une manifestation contre le barrage de Sivens en 2014, ndlr] ou Malik Oussekine [tué par des policiers en marge de la manifestation contre la loi Devaquet en 1986, ndlr], ou des blessés graves. Lors d'une mobilisation à Rennes en avril 2016, une personne a perdu la vue à cause d'un tir de flashball.»
«Ça casse, car il n'y a aucun policier pour les empêcher de casser et eux ont besoin de montrer leur colère contre quelque chose. Tant qu'il y a des flics, ils montrent leur colère contre des flics en se battant avec eux, en balançant des projectiles, mais comme on ne les voit plus, il n'y en a plus, eh bien ils attaquent soit les journalistes, soit les magasins comme les magasins de luxe qui ont été pillés [mobilisation contre la sélection à l'université du 6 février 2018, ndlr]» déplore Alain*, un autre journaliste familier des mouvements sociaux.
Un constat que partage Pierre*:
«La nouvelle stratégie du ministère de l'Intérieur de ne plus mettre de manifestants au contact des CRS ni de policiers de maintien de l'ordre, fait que les casseurs qui se retrouvent en tête de cortège issus de, pas vraiment des Black Blocs, plutôt des antifas parisiens, car ce ne sont pas les mêmes, viennent pour casser, pour agresser.»
«Les ordres sont clairs: pas d'affrontement. On ne veut pas voir, à nouveau, un policier brûlé par un Molotov, car ça avait fait le buzz à travers le monde. On laisse donc casser, mais ça devient très compliqué», témoigne Olivier*.
Alors qu'elles ne peuvent plus intervenir, fatiguées d'être la cible des jets de projectile et régulièrement provoquées, lorsqu'elles sont autorisées à agir, les forces de l'ordre sont tentées de le faire de manière disproportionnée. La manifestation du 3 avril 2018 a montré les conséquences de cette escalade de la violence en faisant une victime collatérale parmi les… journalistes.
Selon un membre du Black Bloc, que l'on appellera Marc*:
«Les policiers laissent leur cerveau à côté des casques et tapent sur tout le monde. Ça devient de pire en pire!»
Pourtant, si les forces de l'ordre font usage de plus de force, c'est aussi en réaction à l'intensification de la violence qu'ils subissent. Malgré la volonté de respecter une distance de sécurité (parfois de plusieurs rues) avec les manifestants, lors de la mobilisation du jeudi 22 mars 2018, certains membres du Black Bloc ont cherché à en découdre.
Le Black Bloc en pleine mutation?
Le tournant semble s'être opéré au mois de septembre 2017, où certains membres du Black Bloc ont commencé à taper sur les journalistes ou à devenir particulièrement agressifs à leur égard. Bien souvent, ils reprochent à ceux-ci de les filmer, les images pouvant devenir des éléments à charge lors d'éventuelles arrestations. En témoigne l'affaire de la voiture de police incendiée sur le quai de Valmy à Paris en mai 2016 pendant les mouvements de protestation contre la loi El-Khomri. Le tribunal de Paris avait prononcé des peines allant de un an à sept ans ferme en se basant notamment sur des vidéos diffusées par la presse, où l'on pouvait distinguer les tenues vestimentaires des protagonistes.
«Ils jouent un peu à "plus révolutionnaire que moi, il n'y a pas".»
Du point de vue des membres du Black Bloc, partisan de la diversité des tactiques (cohabitation du pacifisme et de la violence selon les aspirations de chacun), ces accusations à l'encontre des porte-parole réformistes (comprendre les «non-violents») sont légitimes. Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), explique ce clivage dans son article Black Blocs: bas les masques (revue Mouvements, 2003). «Ce discours [de dénonciation de la violence de certains membres du Black Bloc, ndlr] favorise la répression policière et encourage l'"opinion publique" à exiger de la police une approche brutale et répressive à l'égard des "jeunes casseurs anarchistes". Les porte-parole réformistes condamnent bien sûr la violence policière, mais aussi et toujours celle des Black Blocs et autres "anarchistes", indiquant aux policiers que ces "extrémistes" sont isolés et que tout le monde se réjouira s'ils sont enfin neutralisés.»
Une hostilité qui peut se transformer en lutte intestine comme lors d'un meeting de Jean-Luc Mélenchon le 23 septembre 2017, où un groupuscule d'ultra-radicaux s'était invité et avait essayé de prendre d'assaut l'estrade. L'objectif était pour eux de montrer que le leader de la France insoumise n'était pas un «camarade». D'ailleurs, durant cette démonstration de force, ce groupe minoritaire scandait «Mort à la politique!» ou encore «Paris! Paris! Hooligan!»
Selon Alain*, «lorsque tu gueules ça, tu es loin d'être anticapitaliste. Je ne vois pas quel est le message politique si ce n'est dire: on est les plus forts à Paris! On va tout casser! Ce n'est pas du tout antifasciste.» Vacuité du message politique ou logique insurrectionnelle afin de créer une révolution? Cette minorité change, de fait, les codes comme nous le confiait ce même journaliste.
«Je n'avais jamais vu de toute la loi travail [El-Khomri, ndlr] un magasin pillé. Effectivement, ils ont éventuellement cassé des magasins, car ils considéraient que c'étaient de grandes chaînes capitalistes, ce qui n'est pas forcément très malin, mais ils ne piquaient pas, ils ne pillaient pas.»
Or, si ces dégradations ne tuent pas, le climat délétère qui règne durant les manifestations pourrait exacerber les tensions, mais surtout profiter au gouvernement. Et pour cause, si les journalistes ne se déplacent plus pour faire d'images par crainte d'agression physique ou casse de matériel, les conflits sociaux risquent d'être passés sous silence auprès de l'opinion publique. Une aubaine pour l'exécutif qui pourrait s'appuyer sur l'argument de non-contestation de la rue pour justifier le bien-fondé de son action politique.
*Les prénoms ont été modifiés