La scène n'était pas coutumière des Tunisiens, notamment les moins branchés sur les actualités ukrainiennes. On en avait connu de députés peignant la girafe (souvent sur iPad), yoyotant de la touffe, ou se livrant à des querelles d'Allemands. En remontant plus loin dans le temps, il y avait, certes, cette rixe entre un ministre et un député. Elle s'est toutefois déroulée, à la déconvenue des voyeuristes, hors champ (de bataille); les caméras ne transmettant pas les échauffourées de couloirs.
Il en a été autrement pour la plénière de samedi. Les esprits se sont échauffés à l'occasion d'un vote controversé sur la prorogation du mandat de l'Instance Vérité et Dignité (IVD), l'organisme de justice transitionnelle mis en place dans le sillage de la révolution de janvier 2011.
Pourquoi la prorogation pose-t-elle «problème»
Clef de voûte la Justice transitionnelle, l'IVD a été créée par une loi organique, en décembre 2013. Elle est investie d'une vocation mémorielle, mais aussi inquisitoire, pour le dévoilement de la vérité quant aux «atteintes aux droits de l'homme commises par le passé», «en demandant des comptes à leurs auteurs, en en dédommageant les victimes et en les rétablissant dans leurs droits». Objectif affiché: réaliser la réconciliation nationale.
Limité à 4 ans, le mandat de l'IVD arrive à échéance en mai prochain. Début mars, sa présidente décide de le renouveler, une seule fois, conformément à la loi qui lui ouvre cette possibilité. «Il s'agit d'une décision, et non pas d'une requête», précise-t-elle dans les médias tunisiens, en réponse à des voix hostiles. Quelques jours plus tard, le bureau de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) décide de déférer la décision de la prorogation à une séance plénière.
«Un habillage juridique qui dégouline de goujaterie»
Pour Adnan Limam, ancien professeur de Droit public et conseiller juridique de nombreuses associations de victimes, le procédé employé par le bureau de l'assemblée est «inepte» à plus d'un titre.
«L'article 18 de la loi organique parle clairement d'une décision que prend l'IVD pour renouveler son mandat. Le terme de "décision" est exclusif de l'approbation de tout autre organe, de même qu'il emporte un caractère exécutoire. La mention, dans le texte de la loi, que l'IVD doive soumettre sa décision au Parlement n'emporte pas, pour autant, l'approbation obligatoire de celui-ci», soutient Limam dans une déclaration à Sputnik.
Pour Fatma Mseddi, députée du parti présidentiel Nidaa Tounes, hostile au renouvellement du mandat de l'IVD, il y a, de fait, «deux interprétations possibles». Toutefois,
«Bensedrine a choisi d'interpréter à sa guise le texte de la loi en s'affranchissant totalement de l'accord du Parlement. C'est bien de celui-ci, pourtant, qu'elle tient sa légitimité avec son élection [à la tête de l'IVD, ndlr], tout comme le vote de son budget. Elle a choisi, en outre, la voie de la provocation, du fait accompli et de la confrontation directe en annonçant, dans les médias, que la prorogation était une décision unilatérale qui n'attendait pas d'aval du Parlement», a déclaré à Sputnik cette députée de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP).
La réponse ne tardera pas. Le bureau de l'assemblée décide non seulement de déférer l'approbation de la prorogation à l'accord du parlement, mais de conditionner celui-ci à l'obtention de 109 voix, soit la majorité absolue des députés élus (et non présents, comme pour les lois ordinaires). «Un habillage juridique qui dégouline de goujaterie», s'indigne Limam.
«C'est la majorité qualifiée pour faire adopter une loi organique! Ainsi, le renouvellement du mandat de l'IVD est-il plus important qu'une loi pénale ou une loi de ratification d'un traité pour lesquelles on n'exige qu'une majorité simple des députés présents! C'est bien un détournement de procédure criant. Une décision politique pour casser la Justice transitionnelle, quitte à se soucier comme d'une guigne de l'habillage juridique», souligne le conseiller juridique de victimes impliquées dans la justice transitionnelle.
Celles-ci seront d'ailleurs déboutées, vendredi, par le tribunal administratif, auquel elles avaient demandé de surseoir à cette décision de déférer l'approbation de la prorogation à la plénière de samedi. Une décision dont se réjouit Mseddi, qui reconnaît des griefs politiques imputés à Bensedrine, quoique «non moins fondés juridiquement.»
«Les gaffes de Madame Bensedrine sont légion. Elle a provoqué la démission de nombre des membres siégeant dans son institution, les nominations à l'IVD qu'elle a opérées sont plus que douteuses, sans parler de sa mauvaise gestion et du fait qu'elle n'a rien fait pratiquement à part organiser des débats télévisés», a ajouté Mseddi à Sputnik.
Des accusations rejetées en bloc, à plusieurs reprises, par l'intéressée.
«Un scandale» provoqué par les députés pro-Sedrine
«À quelques semaines des municipales, le parti de Marzouki, Al Hirak, entend se mettre à l'avant-garde des réalisations supposées des idéaux de la Révolution. Alors que règne un peu la politique du consensus entre les islamistes d'Ennahda et le parti présidentiel, Al Hirak entend se positionner en tant que représentant l'opposition réelle, mais aussi le parti qui défend corps et âme les victimes. Ce n'est pas la première fois qu'il empiète sur les plates-bandes d'Ennahda, en lui siphonnant les déçus parmi son électorat», analyse Adnan Limam, par ailleurs auteur de «Ennahda, ses cinq vérités».
Cet «empiétement» s'opère à la faveur d'un «discours modérateur et modéré» que prêche Ennahda, associé au parti au pouvoir, sur la question de la prorogation. Sans lâcher le morceau pour autant: sur les 63.000 dossiers sur la table de l'IVD, la moitié concerne d'anciens sympathisants ou adhérents du parti islamiste, d'après Limam.
Ce sont, dès lors, des députés proches de Marzouki qui mirent le feu aux poudres, en fustigeant une «mascarade». Essayant d'agir sur le quorum, beaucoup se sont même abstenus d'enregistrer leur présence, mais sans faire tapisserie pour autant. Prenant la parole au tout début de la séance, le député Mabrouk Harizi, du mouvement Wafa (proche d'Al Hirak de Marzouki), a lancé des flèches incendiaires à l'encontre du président de l'assemblée parlementaire, avant d'annoncer qu'il était venu, «aujourd'hui [samedi, ndlr] en kamikaze pour vous bombarder» (sic). «Des propos pour lesquels il aurait dû voir son immunité levée et se faire juger», estime Fatma Mseddi. Les déclarations fusèrent d'un côté, comme de l'autre. C'est ensuite le tohu-bohu. Séance levée et reportée à lundi.
Alea Jacta Est?
L'issue du vote est-elle, malgré tout, scellée? Oui, à en croire Fatma Mseddi, qui précise que «seuls Ennahda, et les pro-Marzouki sont pour la prolongation du mandat de l'IVD».
Adnan Limam confirme, pour sa part, que «le verrouillage des 109 voix exigées pour accorder le renouvellement a justement été fait pour ne laisser aucune chance à l'IVD». L'ancien professeur de Droit public redoute, pour sa part, des conséquences très graves, sur le plan théorique.
« C'est la Constitution qui consacre la justice transitionnelle et impose à l'État d'en respecter les impératifs. Quoi que l'on puisse penser de l'IVD ou de sa présidente, si cette prorogation est refusée, le parlement sera délibérément et sciemment en train de se moquer de la volonté du pouvoir constituant, lequel constitue, pourtant, la base même de sa légitimité. Il en perdra, par là même, sa propre légitimité constitutionnelle et se transformera en parlement de fait et non de droit», conclut Adnan Limam.
Au-delà de ces «graves considérations», mais non moins théorique, la question reste posée sur le sort, en cas de non-prolongation, des 63.000 dossiers en traitement? Mystère et boule de gomme…