Mardi 20 mars. La Tunisie célèbre le 62e anniversaire de son indépendance. Cérémonie officielle au Palais de Carthage, dans la banlieue Nord de la capitale, alors que le centre-ville voit défiler des cortèges de Tunisiens, associations, collectif, ou simples citoyens.
Une poignée de jeunes s'isole rapidement, rejointe par une petite foule, en pleine place de l'Indépendance, entre la Cathédrale Saint-Vincent de Paul et l'ambassade de France. Après quelques tentatives infructueuses, on parvient à mettre le feu au drapeau français, sorti pour l'occasion. Des cris de victoire, des «dégage». Et puis l'incident est clos.
Plus loin, en longeant l'avenue Habib Bourguiba, la caméra d'une télévision qatarie se livre à un micro-trottoir. Un exercice qui fait écho aux micro-plateaux télévisés où se bousculent, depuis la révolution du 14 janvier, une foule d'«experts» et de responsables politiques.
« Nous ne sommes indépendants qu'à hauteur de 60%, la France doit s'acquitter des 40% restants (sic). Nous appelons à la constitution d'une commission nationale qui sera chargée de poursuivre l'indépendance et négocier avec la France la nationalisation du sous-sol. On nous a trop induits en erreur. Le scandale a éclaté au grand jour. »
«Bensedrine l'a fait, et elle exécute sa menace: (elle révèle) une utilisation "démesurée" des richesses du sous-sol (tunisien) par la France»
Cerise sur le gâteau, mais dans un autre registre, la ville de Bizerte, arrachée au giron français au prix d'une guerre sanglante en 1961, n'avait pas été rétrocédée à la Tunisie suite au protocole d'Indépendance de 1956 parce qu'elle constituait pour l'OTAN une base de lancement de missiles nucléaires dans l'optique d'une éventuelle guerre avec….. l'URSS.
«» Bizerte, sanctuaire nucléaire français». Ce postulat, simpliste et saugrenu, ne mérite pas qu'on s'y attarde», fustigea l'historien Noureddine Douggui, qui releva, au sujet du «bradage des richesses nationales», des erreurs d'interprétation de conventions, par ailleurs tombées en désuétude, ou des décrets «devenus quasi-obsolètes après l'indépendance».
«Sans qu'il soit besoin de statuer sur le fond, tous les accords invoqués sont, du point de vue du Droit international public, caducs, et ce du seul fait de l'entrée en vigueur du protocole de l'indépendance. Il n'y a même pas matière à interprétation», a déclaré à Sputnik Adnan Limam, ancien professeur de Droit public à l'université de Tunis.
Les réactions officielles n'ont pas tardé. Dans un communiqué, «en réaction à certaines allégations ou interprétations qui pourraient entretenir la confusion», l'ambassade de France en Tunisie a précisé qu'
«Aucune entreprise française ne bénéficie de conditions préférentielles ou de droits particuliers pour exploiter les ressources naturelles en Tunisie dans les domaines de l'eau, des phosphates ou du pétrole.»
Dans un discours prononcé à l'occasion de la fête de l'indépendance et retransmis en direct par la télévision nationale, le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, n'a pas manqué d'évacuer la question de façon lapidaire. «Notre indépendance est totale, pas partielle, malgré ceux qui remettent cela en doute».
«Sans le savoir, en réagissant à cette polémique, ils ont tous fait son jeu», estime Adnan Limam. Et pour cause,
«Un grief soulevant une question de souveraineté nationale en cache un autre. Celle qui se positionne comme l'égérie de la souveraineté nationale a failli conclure un accord avec Microsoft Azure pour l'archivage des données audiovisuelles de l'IVD. Des archives publiques, pouvant être en lien direct avec la sécurité nationale tunisienne (1955-2013) allaient sortir du pays pour se retrouver dans les serveurs de ces multinationales… qui peuvent avoir des accointances avec les services d'États étrangers», a souligné Limam.
Une tentative de «diversion» relevant de la «pure surenchère souverainiste», par ailleurs sans fondement, uniquement destinée à «noyer le poisson». D'autant plus que la révélation du «scoop», sur les ondes d'une radio privée, était en réponse à de graves accusations sur le bradage des archives, relayée par le journaliste.
«Je refuse qu'on m'accuse d'entretenir des intelligences avec des puissances étrangères. Donc veuillez, s'il vous plaît, retirer ce qualificatif que je n'accepte pas même si vous le rapportez dans la bouche d'autres personnes», a déclaré l'ancienne opposante à Ben Ali à l'animateur d'une émission radio, avant de révéler les archives que l'IVD a réussi à «prendre à la France».»
Adnan Limam se garde, également, de «remettre en question la bonne foi» de Bensedrine, tout en admettant «la légalité très douteuse» du lancement de l'appel d'offres.
«Le processus de prise de cette décision a été marqué par beaucoup de cafouillage, en l'absence d'une bonne partie des membres de l'institution. Ce qui ne fait pas l'ombre d'un doute, c'est qu'il y a eu une mauvaise appréciation des implications d'une telle décision», a ajouté le juriste.
En février dernier, l'institution des Archives nationales est montée au créneau en dénonçant ce transfert des données récoltées par l'IVD à l'étranger. Une position dans laquelle elle a été rejointe par une kyrielle d'associations de la société civile tunisienne. Pour Hedi Jallab, le patron des Archives nationales, qui s'est exprimé au micro de Sputnik, confier les archives à une multinationale étrangère est une «décision dangereuse» à plus d'un titre.
«Il y a un risque de fuites qui n'est pas à minimiser, surtout que les plateformes en question ne sont pas situées en Tunisie, mais en Europe et en Amérique du Nord. Et Microsoft est une multinationale américaine, un pays qui n'est pas signataire de la Convention Internationale sur la protection des données personnelles. N'oublions pas qu'il s'agit de témoignages confidentiels parfois à l'insu des proches des personnes concernées», a déclaré Hedi Jallab à Sputnik.
S'exprimant récemment sur ce sujet, Slaheddine Rached, membre de l'IVD, a justifié l'appel d'offres par des contraintes «techniques» eu égard au «très grand volume de la matière audiovisuelle en question qui requiert, pour son hébergement, de grandes plateformes et des techniques spécifiques».
Mais pour le patron des Archives nationales, la loi tunisienne ne souffre pas d'interprétation à ce sujet: aucun document ne doit quitter le pays sans l'accord préalable des Archives nationales. La loi organique relative à la justice transitionnelle précise, en outre, que
«les travaux de l'Instance prennent fin à la date prévue par la loi, l'Instance confie alors la totalité de ses documents et références aux Archives nationales ou à une institution de sauvegarde de la mémoire nationale qui sera éventuellement créée », dispose la Loi organique relative à l'instauration de la justice transitionnelle et à son organisation.
«Vu le grand volume de ces vidéos (+80.000 G), et par crainte de leur endommagement, l'IVD a décidé de lancer un appel d'offres, pour héberger une seconde copie de cette matière audiovisuelle, chez des fournisseurs tunisiens […] qui répondent à des conditions élevées de sécurité et de confidentialité», a précisé l'IVD dans un communiqué publié sur son site web.
Une précision qui ne préjuge de rien, selon le patron des Archives nationales, «les fournisseurs tunisiens» en question pouvant être de simples prestataires de services qui hébergeront les données en question… ailleurs.