«On a énormément de données empiriques et sur ces sujets-là, ni les gouvernements ni les chercheurs n'ont des données empiriques. Ils travaillent souvent sur des témoignages de gens qui sont déjà en prison ou de témoignages donnés à des journalistes —mais de djihadistes qui ont envie de communiquer- ce qui ne permet pas, évidemment, de voir toute la complexité du processus.»
La détection, une dimension sur laquelle Dounia Bouzar tient particulièrement à mettre l'accent, regrettant que les acteurs de la société civile manquent encore d'outils afin de pleinement l'appréhender:
«Actuellement, vous avez plein d'éducateurs qui n'osent pas dire qu'ils pensent qu'un jeune est en lien avec un groupe radical, parce qu'ils pensent qu'immédiatement il va être incarcéré, qu'immédiatement le préfet va faire une fiche S.»
En février 2016, après deux ans de service et suite à un désaccord politique sur l'extension de la déchéance de nationalité visant les auteurs d'actes terroristes, Dounia Bouzar annonce qu'elle ne renouvellera pas le contrat qui la lie au gouvernement. En 2005, déjà, cette spécialiste de l'intégrisme islamique, auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages sur le sujet, avait claqué la porte du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), où elle avait été nommée par Nicolas Sarkozy, afin de protester contre «la politisation» de la nouvelle instance.
Pourtant, si celle que les médias présentaient alors comme «Mme Déradicalisation» cesse sa collaboration avec l'État et disparaît de la sphère médiatique, elle ne délaisse pas pour autant le dossier du «désembrigadement» ni certains jeunes.
Riche des informations collectées au gré des suivis de plusieurs centaines de radicalisés durant près de deux ans, elle travaille à l'élaboration de deux rapports, commandés par la Commission européenne, basés sur les caractéristiques de 300 des jeunes ayant fait l'objet d'un suivi. De précieuses informations qu'elle a notamment pu collecter grâce au concours des familles, familles sur lesquelles elle tenait à s'appuyer, afin de tenir les jeunes à l'écart de leur groupe et d'Internet.
«On est retourné à notre cœur de métier. Maintenant, on travaille pour la Commission européenne sur toutes ces données, très riches, que les familles nous ont remises. Des caractéristiques personnelles, psychologiques, sociales, mais aussi le suivi policier, éducatif, pour essayer de travailler au niveau européen sur les facteurs de risque, de protection, ainsi que les étapes qui mènent à cette fameuse radicalisation.»
Dounia Bouzar évoque deux rapports préparés dans le cadre du projet Practicies, coordonné par Séraphin Alava, enseignant chercheur à l'Université de Jean Jaurès (Toulouse). L'un porte sur les facteurs de risques et les facteurs de protection, l'autre sur le processus et les étapes de radicalisation. Ils devraient être rendus publics au printemps.
L'anthropologue fait également référence à une autre étude, celle du professeur David Cohen du service pédopsychiatrique de l'hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière. Une étude cette fois-ci basée sur les motifs d'engagement. Comme elle nous l'explique, Daech adapte, individualise, le contenu de sa propagande suivant ce que recherche le jeune ciblé.
«On est parti du principe qu'il fallait revenir à l'idéal d'engagement du jeune, c'est-à-dire comprendre ce que lui avait fait miroiter le discours de Daech pour que finalement il le suive. Est-ce qu'ils lui avaient fait miroiter une société plus juste? De la solidarité? De la fraternité? Le chauffage gratuit pour tout le monde? Sauvez les enfants gazés par Bachar-El-Assad? La toute-puissance? Une vengeance? Une dignité? Etc.»
Une individualisation du message qui appelle à une individualisation de la réponse apportée par les accompagnateurs.
«Il faut lui présenter proposer un autre type d'engagement qui correspond à cet idéal. Si le jeune a vraiment envie d'être altruiste, ce n'est pas chez Daech qu'il le sera, il faut l'orienter vers une ONG. Si le jeune cherchait de la protection, il faut dans cette utopie d'un groupe fusionnel qui l'aime et le protège, il faut lui proposer un autre moyen d'apprendre à se protéger. Donc voilà ce que nous on entend par déradicalisation.»
Forte de cette expérience, Dounia Bouzar, regrette le désintérêt du nouvel exécutif pour la question de la déradicalisation: «il n'y a pas eu de bilan» estime-t-elle. Il faut dire que la déradicalisation a mauvaise presse en France, en lien avec le fiasco du centre de Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire). Ouvert à l'été 2016, celui-ci ferme ses portes à peine un an plus tard, faute de candidats, alors même que le pays compterait entre 15.000 et 16.000 individus radicalisés, d'après les chiffres du Ministère de l'Intérieur avancés au même moment par Le Parisien.
«Je pense que la fermeture de ce centre a pris tout l'espace médiatique et tout l'espace public. Parce qu'on était au moment des élections présidentielles et je pense aussi qu'il fallait délégitimer l'ancien gouvernement et que c'était lié à des questions électorales, c'est dommage.»
Il faut dire que, comme le souligne Dounia Bouzar, les conditions pour être acceptés dans ce centre «n'avaient pas de sens», à commencer par le fait que les candidats devaient être volontaires:
«On ne peut pas demander à des radicaux d'être volontaires pour se faire enfermer. […] Un radicalisé n'a pas le sentiment d'être radicalisé. Il a le sentiment d'avoir du discernement et que tous les autres sont endormis, donc il ne peut pas être en demande de changement.»
Un critère auquel s'ajoute l'obligation de ne pas avoir été fiché S, ni d'avoir été condamné: «cela aurait été inquiétant de trouver un radicalisé qui n'est pas de fiche S» commente l'anthropologue, qui pointe également du doigt les conditions de séjours dans le centre. Un centre «ouvert» où les pensionnaires pouvaient donc conserver leurs téléphones portables, un accès à Internet et restaient libres de sortir en ville. Un carton rouge, aux yeux de la fondatrice et directrice du CPDSI:
«Pour amener le jeune à quitter son groupe radical, il faut absolument un espace de contention, parce qu'il y a une espèce de fusion avec les membres de son groupe: c'est sa nouvelle famille de substitution. Ils ont l'impression d'être les mêmes. Il y a une dépendance, un "noyau compassionnel" dit l'anthropologue Scott Atran, c'est-à-dire que les membres ont vraiment une relation très fraternelle et pour couper avec le groupe il faut un passage durant lequel il ne peut pas entrer en relation avec eux.»
Le bilan de cette expérimentation gouvernementale est particulièrement amer: il n'aura abrité que 9 pensionnaires et aucun n'aura suivi le programme jusqu'à son terme, le tout pour un coup de 2,5 millions d'euros. Une «gabegie financière», un «fiasco complet» estiment alors deux sénatrices- Esther Benbassa (EELV) et Catherine Troendlé (LR)-, auteures d'une mission d'information. Si Dounia Bouzar partage le diagnostic, estimant que cet échec était inévitable, elle souligne néanmoins que le centre n'aurait pu obtenir des résultats en un si court laps de temps. Pour elle, la responsabilité de l'échec incombe principalement aux décideurs politiques.
«On allait forcément à un dysfonctionnement et à une catastrophe, puisque finalement les élus ont confectionné quelque chose sans tenir compte des recherches. C'est un peu le problème en France: sur ce domaine-là, c'est particulier, il y a les gens qui pensent, il y a les gens qui font et il y a les gens qui décident. Et, finalement, les uns ne concertent pas les autres et du coup cela a amené cette grosse catastrophe sur la déradicalisation, alors qu'on avait pas mal rattrapé notre retard.»
Un chiffre qui, à l'époque, interpelle certains observateurs, comme la sénatrice centriste Nathalie Goulet qui réclame un audit sur le fonctionnement du CPDSI, d'autant plus que l'une des jeunes suivis par la structure et présentée comme un exemple de déradicalisation va être interpellé sur le chemin de la Syrie. Si Dounia Bouzar indique avoir alerté la juge sur les «risques de rechute» de l'adolescente quelques mois plus tôt, sa méthode sera taxée d'«inefficacité» et rapidement le nouvel exécutif fait table rase de ces expériences. Pour sa part, Dounia Bouzar regrette qu'elle n'ait jamais été auditionnée dans le cadre de l'évaluation de son travail.
«On avait un recul sur ce qu'on appelle les fils invisibles, les petits pas. Ils nous avaient remis leurs conversations avec leurs recruteurs et on avait au bout de deux ans ce qu'on appelle leur rétro analyse. Le jeune analyse pourquoi il avait suivi cette idéologie et ce groupe et essaie de comprendre ce qui avait fait autorité sur lui, ce qui est fondamental pour déconstruire le processus. Les familles avaient participé, donc on a énormément de variables sur les familles, qu'elles soient sociales, psychologiques, historiques, culturelles.»
Il faut dire que parallèlement au calendrier électoral ou à la fermeture du centre de déradicalisation, d'autres problématiques liées au fondamentaliste religieux se font alors plus pressantes.
Un discours auquel ne croit aucunement David Thomson.
Ce journaliste, spécialisé dans les courants djihadistes depuis 2011 et les révolutions arabes sur le pourtour du bassin méditerranéen, lauréat du prix Albert-Londres pour son livre d'enquête Les Revenants (Éd. Seuil), est sous le coup de menaces de mort en France qui l'ont forcé à l'exil outre-Atlantique. Il est particulièrement critique à l'égard de ceux qui croient aux résultats des programmes de déradicalisation mis en place par l'État. Dans une interview publiée jeudi 25 janvier dans les colonnes du Figaro, il met en garde sans détour:
«Il est impossible de s'assurer de la sincérité du repentir d'un djihadiste».
Un phénomène sur lequel revient Dounia Bouzar. Pour elle, «on ne peut pas évaluer quelqu'un en lui parlant, on doit vraiment le mettre dans des situations où il est dans le réflexif, dans le réactionnel». Elle souligne toutefois qu'à l'exception de deux des cas qu'elle suivait, jamais ceux-ci n'étaient partis en Syrie, leur évitant ainsi de franchir le «point de non-retour» qu'est le meurtre, qui plus est aux côtés d'une organisation terroriste telle que Daech.
«Ils ne vont pas avoir la même dissimulation si ce sont des psychologues qui s'occupent d'eux, si ce sont des éducateurs de rue et ils vont faire ce que les professionnels attendent qu'ils fassent pour penser qu'ils sont déradicalisés, quitte à faire du rap, quitte à ne plus rien respecter de leurs croyances. Donc, on ne peut pas évaluer quelqu'un en lui parlant, on doit vraiment le mettre dans des situations où il est dans le réflexif, dans le réactionnel.»
Mais au-delà d'extraire ces jeunes de la propagande de Daech, l'anthropologue semble se heurter à une problématique d'une toute autre ampleur. Comme elle le souligne, «seule la moitié des 86% a pu faire le deuil de la supériorité de la loi divine.» Un phénomène ou plutôt une tendance que l'on retrouve au sein des musulmans de France. En effet, selon une étude de l'institut Montaigne parue en septembre 2016, pour 29% des sondés musulmans, la Charia prévaut sur les lois de la République.
Accepter «l'interprétation humaine», la «subjectivité du croyant actuel»: pour Donia Bouzar, il faudra du temps pour que l'Islam passe ce «nœud» dont se sont défaits les autres religions monothéistes, pointant notamment du doigt l'action de l'Arabie saoudite dans le monde musulman.